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La Naissance de la Psychanalyse

L’Auto-analyse de Freud

Sexualité, Libre Association et Interprétation des Rêves

par Christophe BORMANS


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En ce début d’année 1897, la salle d’attente de Freud est vide et ses vacances en famille durent quelque peu être écourtées. Ce n’est qu’en septembre qu’il pourra s’adonner à sa grande passion, les voyages, en partant quelques jours avec son frère Alexander en Italie, où il visitera successivement Venise, Pise, Trieste et Sienne, puis Orvieto, où il pourra contempler les tableaux de Signorelli.

À la mi-juillet cependant, seul à Vienne, il s’occupe de la pierre tombale de son père, décédé le 23 octobre dernier. C’est là, à ce moment précis, qu’il entame son auto-analyse.

Comme Jones le précise, "deux parts importantes des recherches de Freud sont intimement liées à son autoanalyse" [1] : la mise en évidence du rôle primordial que joue, dans l’inconscient, la sexualité infantile, et l’interprétation des rêves.

La sexualité infantile : " le Grand secret "

Dans son article de 1896 intitulé "L’Hérédité dans l’étiologie des névroses", dans lequel il usait pour la première fois de l’expression même de "psychanalyse", Freud, on s’en souvient, reconnaissait comme "source commune" des névroses, "la vie sexuelle de l’individu". À l’époque cependant, il n’en était qu’aux premiers pas de ses recherches en ce domaine. Plus précisément, cette source commune, il l’envisageait comme "soit désordre de la vie sexuelle actuelle, soit événements importants de la vie passée" [2]. Freud tâtonnait encore et reconnaissait volontiers que l’expression "désordres de l’économie nerveuse" demeurait quelque peu "vague" [3]. En outre, il n’est pas encore convaincu du caractère essentiellement fantasmatique de cette sexualité infantile. Comme Jones le précise, il semble qu’il restait toujours "soumis à l’influence de Charcot qui avait souligné le rôle des incidents traumatisants" ; mais il commence cependant à avoir quelques doutes à ce propos :

"Comment peut-on rester convaincu de la réalité de ces confessions d’analyse qui prétendent être des souvenirs conservés depuis la première enfance, et comment se prémunir contre l’inclination à mentir et la facilité d’invention attribuées aux hystériques ?" [4].

C’est en entamant sa propre analyse, qu’il commence à comprendre le caractère hautement fantasmatique de la réalité psychique inconsciente. Durant le mois de février 1897, soit cinq mois à peine après la mort de son père, Freud accuse celui-ci d’avoir commis sur sa personne des actes de séduction, du moins c’est ce qu’il croit pouvoir se souvenir. Devant cette activité fantasmatique débordante, il écrit à Fliess le 2 mai 1897 : "Mon rétablissement ne se réalisera que par un travail à l’intérieur de mon inconscient ; je n’y puis parvenir par mes seuls efforts conscients" [5]. À la fin du mois, le 31 mai 1897, il fait pour la première fois allusion au complexe d’Œdipe et, le 21 septembre 1897, décide de confier alors à Fliess "le grand secret" :

" Il faut que je te confie tout de suite le grand secret qui, au cours de ces derniers mois, s’est lentement révélé ".

Freud ne croit tout simplement plus à sa théorie des névroses basée sur l’incident traumatique ; c’est ce qu’il explique à Fliess en détail. Les causes en sont multiples et, au premier rang, on trouve d’abord :

" [...] La surprise de constater que, dans chacun des cas, il fallait accuser le père, et ceci sans exclure le mien, de perversion, la notion de la fréquence inattendue de l’hystérie où se retrouve chaque fois la même cause déterminante, alors qu’une telle généralisation des actes pervers commis envers des enfants semblait peu croyable ".

Dans ce véritable chaos qu’il fait ressurgir de son propre inconscient, Freud a du mal à y reconnaître ses petits :

" [...] La conviction qu’il n’existe dans l’inconscient aucun indice de réalité de telle sorte qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre la vérité et la fiction investie d’affect. C’est pourquoi une solution reste possible, elle est fournie par le fait que le fantasme sexuel se joue toujours autour des parents ".

Freud est indéniablement sur la piste du complexe d’œdipe, mais s’interroge encore :

"Ces doutes constituent-ils seulement une simple étape sur la voie menant à une connaissance plus approfondie ?"

Freud tente cependant de garder sa sérénité et éprouve toutes ses désillusions sous un jour nouveau. Bref, l’analyse peut commencer :

"Une célébrité éternelle, la fortune assurée, l’indépendance totale, les voyages, la certitude d’éviter aux enfants tous les graves soucis qui ont accablé ma jeunesse, voilà quel était mon bel espoir. Tout dépendait de la réussite ou de l’échec de l’hystérie. Me voici obligé de me tenir tranquille, de rester dans la médiocrité" [6].

En acceptant symboliquement ce qui n’était jusqu’alors que frustration, il éprouve la jouissance de se sentir "plutôt victorieux que battu" et, comme Jones le précise, "il avait le droit de se réjouir car, grâce aux connaissances nouvellement acquises, il était sur le point d’explorer toute la sexualité infantile et de compléter sa théorie psychologique du rêve - ses deux plus belles réalisations". L’année 1897 semble en effet indéniablement marquer, "dans l’existence de Freud, le point culminant" [7].

Les bénéfices scientifiques s’en font ressentir un an plus tard, lors de sa conférence de 1898, lorsque la sexualité infantile inconsciente est enfin saisie par Freud de manière dynamique :

"Mais il est exact que l’organisation et le développement de l’espèce Homme tendent à éviter une activité sexuelle plus ou moins extensive à l’âge enfantin ; il semble que les forces de pulsion sexuelles, chez l’être humain, doivent être emmagasinées pour, ensuite, lors de leur déchaînement à l’époque de la puberté, être au service de grandes fins culturelles".

Rendant ici hommage Fliess, Freud saisi le sexuel comme un véritable processus dynamique et pulsionnel et, en outre, inverse la détermination : c’est désormais, dès 1898, le refoulement qui est envisagé comme étant premier, et c’est l’échec de ce mécanisme, notamment sous sa forme sublimatoire, qui fait que les pulsions sexuelles, c’est-à-dire les "expériences vécues sexuelles de l’âge enfantin" agissent alors de façon pathogène.

Cependant, annonce-t-il également, ces considérations imposent une refonte totale de toute la théorie de l’appareil psychique, afin d’accéder à une compréhension nouvelle et pleinement satisfaisante des mécanismes et facteurs déterminants de la névrose. Mais il faut pour cela à Freud "de plus amples développements". La question de la sexualité infantile étant résolue, il est déjà sur le point de parachever son œuvre maîtresse, L’Interprétation des rêves :

" Avant tout, il serait inévitable d’avancer comme crédibles certaines hypothèses sur la composition et le mode de travail de l’appareil psychique, qui me semblent neuves. Dans un livre sur l’"interprétation du rêve", je trouverai l’occasion d’aborder ces fondements d’une psychologie des névroses. Le rêve appartient en effet à la même série de formations psychopathologies que l’idée fixe hystérique, la représentation de contrainte et l’idée délirante " [8].

La libre association et les résistances

Freud profite de sa conférence de 1898, pour souligner les progrès considérables qu’il a fait faire à sa méthode d’investigation de l’inconscient :

"Comme les manifestations des psychonévroses apparaissent à partir de traces psychiques inconscientes moyennant l’après-coup, elles deviennent accessibles à la psychothérapie qui doit toutefois emprunter ici d’autres voies que celle, la seule suivie jusqu’à présent, de la suggestion, avec ou sans hypnose. Me basant sur la méthode "cathartique" indiquée par Breuer, j’ai presque complètement élaboré dans les dernières années un procédé thérapeutique que j’appellerai "psychanalytique", auquel je dois de nombreux succès, tout en osant espérer accroître encore considérablement mon efficacité. Dans les Études sur l’hystérie, publiées en 1895 (avec J. Breuer) ont été données les premières communications sur la technique et la portée de la méthode. Depuis lors, bien des choses, comme j’ose l’affirmer, s’y sont modifiées en mieux. Tandis qu’alors nous déclarions avec modestie que nous ne pouvions nous attaquer qu’à l’élimination de symptômes hystériques et non pas à la guérison de l’hystérie elle-même, cette différence m’est apparue depuis lors vide de contenu, et la perspective d’une guérison effective de l’hystérie et des représentations de contrainte s’est offerte " [9].

L’on sait en effet que, dès le cas Élisabeth von R., publié dans les études sur l’hystérie, Freud avait mis au point une méthode qui se rapprochait de la méthode psychanalytique achevée des associations libres.

Mademoiselle Élisabeth von R, dont il commença le traitement à l’automne 1892, était en effet un cas éminemment réfractaire à l’hypnose. Pourtant, dans cette cure qui semblait vouée à l’échec, il fût particulièrement satisfait du caractère plus complet des résultats obtenus par ce qu’il appela tout d’abord son "analyse psychique".

Allongée, Mademoiselle Élisabeth commençait par fermer les yeux et était invitée à se rappeler l’histoire et l’origine de ses symptômes. Parfois, aucune idée ne lui venait à l’esprit, disait-elle. C’est alors que, sur une légère pression de Freud, elle lui révélait tout de même ce qui lui était tout d’abord venu à l’esprit, en ajoutant toutefois : "J’aurai pu vous raconter ça la première fois, mais je pensais que ce n’était pas ce que vous vouliez savoir" :

" Je ne cédai plus désormais quand elle prétendait n’avoir pensé à rien et lui affirmai qu’une idée lui avait certainement traversé l’esprit, sans qu’elle y prêtât peut-être attention [...]. Peut-être aussi pensait-elle que l’idée surgie n’était pas la bonne, mais cela ne la regardait point, elle devait rester absolument objective et dire tout ce qui lui passerait par la tête, que cela lui convienne ou non ; enfin, et je le savais pertinemment, elle avait eu une idée qu’elle me dissimulait, mais elle ne se débarrasserait jamais de ses maux tant qu’elle me cacherait quelque chose. [...] Grâce à cette analyse, j’acquis une confiance totale dans ma technique. [...] Au cours de ce travail pénible j’appris à attribuer une grande importance à la résistance dont faisait preuve la malade lors du rappel de ses souvenirs et je groupai soigneusement les occasions où cette résistance se manifestait de la façon la plus évidente " [10].

Ce fut là un premier tâtonnement de la méthode des associations libres, mais quatre ans après le cas Élisabeth, en 1896, Freud sait désormais que "les occasions où cette résistance se manifestait de la façon la plus évidente" étaient, bien entendu, celle où les associations menaient tout droit à la sexualité.

Ce n’est finalement qu’en 1898, que Freud fini par véritablement comprendre le phénomène de la résistance. Après s’en être d’abord aperçu chez ses propres patients, il est désormais confronté à la sienne : à sa propre résistance à son propre inconscient, à sa propre sexualité infantile, lors de sa propre auto-analyse. Mais en réussissant à progressivement la surmonter, tout s’éclair et il saisit désormais, sous un angle plus large, la résistance de la médecine en général et, surtout, de l’ordre des médecins, à la révélation de ses premiers résultats.

En concluant son célèbre article de 1898, il souligne que le traitement radical des névroses par la psychothérapie analytique n’est pas accessible à tous, patients autant que médecins, et que la psychanalyse exige un apprentissage particulier et restera toujours "inconciliable avec l’exercice d’une autre activité médicale". "En échange", précise-t-il en conclusion, s’annonce pour les médecins souhaitant se familiariser avec la méthode psychanalytique d’investigation de l’inconscient, "l’occasion de glorieuses réalisations et d’une intelligence satisfaisante de la vie d’âme des êtres humains" [11].

L’Interprétation des rêves

L’Interprétation des rêves, sans aucun doute l’œuvre maîtresse de Freud, est le fruit de la lente évolution de sa pratique vers les associations libres et de son auto-analyse.

Lorsque Freud abandonna progressivement l’hypnose et la méthode cathartique de Breuer, et qu’il invita ses malades à, eux, s’abandonner à la libre association, il remarqua rapidement que ces derniers intercalaient régulièrement au beau milieu des idées qui leur venaient spontanément à l’esprit, les récits de leurs rêves, souvent très imagés, ainsi que toutes les associations que ces images faisaient surgir en eux.

C’est à propos du cas de Mme Emmy von N., que Freud est pour la première fois intrigué par ces récits de songes, et fait observer qu’il est lui-même soumis à ce qu’il appelle alors cette force de "compulsion" qu’il y a à prêter une grande attention au matériel onirique :

" J’ai pu récemment, grâce à des observations pratiquées en d’autres domaines, me convaincre de la force d’une pareille compulsion. Pendant plusieurs semaines, je fus obligé de remplacer mon lit habituel par une couche plus dure, sur laquelle je devais rêver davantage, soit de façon plus active, ou peut-être sans obtenir le même sommeil profond. Pendant le quart d’heure qui suivait mon réveil, je me souvenais de tous mes rêves de la nuit et me donnais la peine de les noter et de tenter de les expliquer " [12].

Il y a tout lieu de croire avec Jones, que "ce fut de très bonne heure, probablement dès l’enfance, que Freud commença à s’intéresser aux rêves ; de tout temps il avait rêvé et, dès sa jeunesse, ne se contentait pas de retenir ses songes, mais les notait" [13]. Du reste, une grande quantité de récit de rêves sont déjà contenus dans sa correspondance avec sa fiancée.

Cependant, ce n’est que dans cette note relative à l’observation de Emmy von N., écrite en 1894 - la note datant probablement du printemps 1895 -, que Freud fait pour la première fois ouvertement allusion au grand intérêt qu’il semble porter à l’art antique de l’interprétation des rêves.

C’est du reste à cette même époque, en juillet 1895, que "fait historique" nous dit Jones, pour la première fois Freud analyse à fond l’un de ses rêves. C’est celui dit de "L’Injection faite à Irma" :

" Freud soupçonnait depuis longtemps que le rêve consistait essentiellement en la réalisation d’un désir caché, mais le fait se trouva confirmé par la première analyse complète qu’il fit de l’un de ses songes, le mercredi 24 juillet 1895 - événement historique ; il s’agit du rêve de "L’injection d’Irma". Bien plus tard, Fliess ayant émis quelque doute sur l’exactitude de la date, Freud la vérifia en consultant son calpin de l’époque (lettre du 18 juin 1900). Freud m’invita un jour à dîner au Restaurant Bellevue et nous occupâmes la table de l’angle (nord-est) de la terrasse où avait eu lieu le grand événement. Je parlai d’une plaque qui devait être posée là sans savoir que, bien des années auparavant, Freud avait, en manière de plaisanterie, demandé à Fliess s’il pensait qu’il y aurait jamais en cet endroit une plaque de marbre portant l’inscription : "C’est ici que fut révélé au Dr Sigmund Freud, le 24 juillet 1895, le secret des rêves " [14].

L’on sait que le rêve de l’injection faite à Irma, avec la fameuse formule de la Triméthylamine [15] réalise, en première interprétation, un désir de disculpation de Freud, bien que comme il le fait lui-même remarquer, "on reconnaît aisément le rapport entre le contenu large sur lequel le rêve repose et le thème étroit, objet du désir : non-responsabilité au sujet de la maladie d’Irma".

C’est là, en effet, le premier rêve analysé par Freud et c’est d’ailleurs celui qui ouvre, après le chapitre préliminaire sur l’histoire de la discipline pourrait-on dire, le deuxième chapitre de son œuvre maîtresse. Mais avant d’aboutir à cette conclusion que, "après complète interprétation, tout rêve se révèle comme l’accomplissement d’un désir", thèse qu’il soutiendra alors durant tout le reste son ouvrage, combien de rêves et d’effort d’analyse, Freud aura-t-il dû consentir ?

"Tout le passé ressurgi", écrit-il a Fliess, "je me sens actuellement tout désemparé". S’installe alors, effectivement, une longue période durant laquelle Freud tente d’analyser ses propres rêves, pratique qui devient régulière à la fin du mois de juillet 1897, et qui présente l’objectif avoué et parfaitement bien défini de mener sa propre analyse jusqu’à son terme :

" Désormais, il devait [...] transformer l’intérêt scientifique que lui inspirait le mécanisme de ses rêves en une autoanalyse régulière et impitoyable. La mort de son père le poussa à pratiquer cette analyse tout autant qu’à écrire son livre " [16].

Le 31 mai 1897, Freud fait rêve d’inceste à la suite duquel il comprend définitivement que l’histoire de la séduction de son père est un fantasme inconscient, lequel est relatif à l’hostilité des enfants à l’égard du parent de même sexe.

Freud tient régulièrement Fliess au courant des progrès de son analyse et lui fait part du matériel qui, jusque-là refoulé, remonte enfin à la surface : les souvenirs d’avoir ressenti pour sa mère des désirs sexuels, d’avoir désiré la voir nue. Tout ce matériel psychique depuis longtemps enfoui, cette curiosité sexuelle qui avait soutenu sa quête scientifique et son désir de savoir, tout cela lui revient désormais à la mémoire.

Mieux, cette curiosité sexuelle infantile, ce désir même qu’il croyait être sien et marquer sa propre personnalité, ce désir même qui l’avait poussé sur la quête du savoir scientifique, Freud va en faire un résultat, un reste, qu’il va abandonner à la science. Son désir infantile pour sa mère, son agressivité refoulée à l’égard de son père, ne lui son pas donné en propre, mais ces sentiments sont, bien au contraire, propres à tous les êtres doués de parole, et permettent de comprendre la puissance qu’ont exercée sur l’humanité entière, les mythes et les légendes comme celui d’Œdipe ou d’Hamlet :

"Il se peut que nous ayons tous senti à l’égard de notre mère notre première impulsion sexuelle, à l’égard de notre père notre première haine ; nos rêves en témoignent. Œdipe qui tuent son père et épouse sa mère ne fait qu’accomplir un des désirs de notre enfance. Mais, plus heureux que lui, nous avons pu, depuis lors, dans la mesure où nous ne sommes pas devenus névropathes, détacher de notre mère nos désirs sexuels et oublier notre jalousie à l’égard de notre père" [17].

Ayant réussi à surmonter ses propres résistances à l’évocation de ce passé hautement pulsionnel, Freud arrive enfin à se comprendre et à comprendre tout à la fois le monde qui l’entoure et, surtout, ses propres malades :

"Je vis moi-même tout ce que j’ai pu observer, en tant qu’auditeur, chez mes patients" [18].

Dans le même temps, Freud rédige "L’Interprétation des rêves". Le 10 mars 1898, il possède déjà la plupart des conclusions auxquelles il va aboutir deux ans plus tard : Le rêve est la réalisation d’un désir, empruntant son matériel aux séquelles de l’âge préhistorique de 1 à 3 ans, époque soumise à l’amnésie infantile, c’est-à-dire au refoulement. C’est ce que l’enfant a vu, entendu et vécu comme fantasme sexuel à cette époque, à cette période préhistorique, qui fournit aux rêves l’occasion d’une répétition, c’est-à-dire la réalisation d’un désir. Quant au matériel récent qui semble invariablement se trouver dans les rêves, il ne s’y trouve qu’en raison de ses relations, associations ou, plus généralement, de son assimilation à ces matériaux préhistoriques.

En outre, le 12 février 1899, Freud tente d’établir un parallèle entre le rêve et le symptôme névrotique, deux formations de l’inconscient que nous devons traduire comme réalisations de désirs inconscients. Néanmoins, alors que dans les rêves, cette réalisation est simplement déguisée, dans les symptômes il s’agit bien plus d’un véritable compromis entre le désir refoulé et l’instance psychique refoulant ce désir.

En septembre 1899, deux ans après avoir entamé son autoanalyse en juillet 1897, le livre est achevé. Freud mit deux ans à le rédiger et à déterrer ce "fossile enfoui" qu’est le complexe d’Œdipe. Au mois d’octobre, il envoie un exemplaire du livre à Fliess et, le 4 novembre 1899 le livre est publié, l’éditeur préférant cependant le dater de 1900. D’abord tiré à 600 exemplaires, ce n’est que dix ans plus tard, après que Freud ait obtenu le tire de Professeur, que le livre sera enfin re-éditer et reconnue.

Herr Professor

Comme n’importe quelle autre analyse, nous dit Jones, "l’analyse de Freud n’eut naturellement pas d’effets magiques immédiats" [19].

Bien que sa correspondance nous apprenne que cette véritable odyssée de l’inconscient qu’il entreprit sans complaisance en 1897, le libère progressivement de ses symptômes névrotiques et de la maladie elle-même, Freud se trouvait cependant, encore et toujours isolé des cercles médicaux viennois, lesquels semblaient cultiver un snobisme sans commune mesure à l’époque. Le renom et la réputation y dépendaient étroitement des titres et de la hiérarchie : pour la majeure partie de la population, se faire soigner par un médecin privé de titre honorifique était inenvisageable, quant à "la clientèle la plus huppée" nous dit Jones, elle s’adressait exclusivement "à ceux qui possédaient le titre envié de professeur" :

"Freud méprisait certes tout cela, mais se voyait bien obligé d’en reconnaître l’importance économique. C’est pour cette raison qu’il aurait voulu obtenir le titre" [20].

Freud était déjà depuis longtemps Maître de Conférence, et l’histoire de l’obtention du titre de Professeur doit être saisie comme faisant partie intégrante de son autoanalyse.

Depuis un bon moment, Freud se voyait en effet sans cesse devancer sur ce chemin par des confrères plus jeunes que lui, mais ne semblait pas vouloir s’en plaindre ou remédier à cet état de fait. Du haut de son piédestal inconscient, il souhaitait demeurer au-dessus de ces attitudes, qu’il jugeait sévèrement. Pourtant, dès 1897, Nothnagel, éminent professeur à l’Université, propose sa candidature au grade de professeur adjoint. L’Université étant à l’époque une institution gouvernementale, tous les postes devaient être officiellement attribués par le ministre. Les démarches de Nothnagel n’aboutirent cependant à rien et, sans aucun doute, l’antisémitisme se conjuguait-il à la mauvaise réputation de Freud pour lui barrer la route du titre. La liste de ses brillants travaux en neurologie était pourtant désormais longue, mais sa candidature fut rejetée en 1897, 1898 et 1899 et, cerise sur le gâteau, en 1900, toutes les candidatures furent acceptées sauf celle de Freud !

C’est alors qu’acceptant la réalité qu’il rejetait jusqu’alors, il décide humoristiquement d’accepter de jouer le jeu, et de mettre de côté l’attitude du martyre qui le poussait à ne vouloir être nommé que sur ses qualités intrinsèques et ses dons intellectuels :

" Il alla voir son vieux maître Exner qui, après s’être montré désagréable, finit pas lui révéler que le ministre avait été monté contre lui par quelqu’un et lui conseilla de trouver une personne capable de contrebalancer cette influence. " [21].

Freud s’adressa alors à l’une de ses anciennes clientes, Elise Gomperz, dont le mari, T. Gomperz, ancien professeur de philosophie - et pour qui Freud avait effectué sa première traduction, celle des Essais de John Stuart Mill -, connaissait bien l’actuel ministre de l’instruction public, von Hartel. Une fois de plus rien n’y fît, le ministre prétendant n’avoir jamais entendu parler d’une recommandation antérieure.

Cependant, Freud avait déjà réussi à parfaire sa pratique et commençait à maîtriser l’art psychanalytique, obtenant ainsi des résultats qui le satisfaisaient lui-même au plus haut point et, surtout, enjouait la rare mais subtile clientèle viennoise qui s’adressait à lui. C’est ainsi que l’une de ses clientes, haut placée en sa qualité de femme de diplomate, la baronne Marie Ferstel, s’indigna de cette injustice à l’égard de son médecin favori et, nous dit Jones, "entra immédiatement en compétition avec Mme Gomperz" :

" Elle se mit en quatre pour faire la connaissance du ministre et conclut avec lui un marché. Il désirait acquérir pour le Musée de peinture moderne un tableau de Böcklin (Die Burgruine) que possédait une tante de Mme Ferstel, Mme Ernestine Thorsch. Il fallut trois mois de tractations pour que la vieille dame consentît à céder le tableau, mais finalement le ministre annonça aimablement à la baronne Ferstel, au cours d’un dîner, qu’il venait de soumettre le document nécessaire à l’approbation de l’Empereur. Le jour suivant, la dame se précipita dans le bureau de Freud en criant : "J’ai réussi ! " [22].

Freud avait eu « L’Œdipe-L’Homme » !

Sa clientèle ne cessa de s’accroître et, désormais, on le saluait d’un "Herr Professor" en le croisant dans la rue. Le 11 mars 1902, Freud confessa à Fliess sa stupidité et son ignorance passée, car étant parfaitement au courant des us et coutumes viennoises, ses échecs précédents ne tenaient finalement qu’à son entêtement et à sa bêtise. Ravi, il concluait sa lettre à Fliess sur un trait d’humour :

"L’approbation du public m’est acquise, vœux et envois de fleurs pleuvent, comme si le rôle de la sexualité avait été soudain découvert officiellement par Sa Majesté, la signification des rêves confirmées par le Conseil des Ministres et la nécessité d’une thérapeutique psychanalytique de l’hystérie reconnue par le Parlement à la majorité des deux tiers".

Freud s’était conformé à l’avis de l’Oracle de Delphes, le fameux "Connais-toi toi-même", et ne cessa d’ailleurs jamais de s’y conformer en continuant à s’analyser quotidiennement, y consacrant généralement la dernière demi-heure de sa journée. Tout comme Jocaste qu’il cite dans son Interprétation des rêves, Freud avait fini par mépriser la monstruosité de ses désirs inconscients et supporter la vie :

"Bien des gens déjà dans leurs rêves ont partagé la couche maternelle. Qui méprise ces terreurs-là supporte aisément la vie" [23].

Notes

[1Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 353.

[2S. Freud, Œuvres complètes, volume III, " Textes psychanalytiques divers ", PUF, Paris, 1989, p. 114.

[3S. Freud, Œuvres complètes, volume III, " Textes psychanalytiques divers ", PUF, Paris, 1989, p. 114.

[4S. Freud, Œuvres complètes, volume III, " Textes psychanalytiques divers ", PUF, Paris, 1989, p. 117.

[5Cité par Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 358.

[6La naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, p. 192-193.

[7Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, pp. 294-295.

[8S. Freud, Œuvres complètes, volume III, " Textes psychanalytiques divers ", PUF, Paris, 1989, p. 236.

[9S. Freud, " La sexualité dans l’étiologie des névroses", Œuvres complètes, volume III, " Textes psychanalytiques divers ", PUF, Paris, 1989, p. 236-237.

[10S. Freud et J. Breuer, Études sur l’Hystérie, [1895], PUF, Paris, 1956, p. 122.

[11S. Freud, " La sexualité dans l’étiologie des névroses ", [1898], Œuvres complètes, volume III, " Textes psychanalytiques divers ", PUF, Paris, 1989, p. 240.

[12S. Freud et J. Breuer, Études sur l’Hystérie, [1895], PUF, Paris, 1956, note, p. 53.

[13Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 385.

[14Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 388.

[15S. Freud, L’Interprétation des rêves, [1900], PUF, Paris, 1967, p. 99 et suivantes.

[16Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 358.

[17S. Freud, L’Interprétation des rêves, [1900], PUF, Paris, 1967, p. 229.

[18Cité par Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 359.

[19Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 359.

[20Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 374.

[21Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 373.

[22Ernest JONES, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 374.

[23S. Freud, L’Interprétation des rêves, [1900], PUF, Paris, 1967, p. 230.

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