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Psychanalyse et Sciences Humaines

Keynes et Freud

De la « vision » à la « révolution » keynésienne : l’hypothèse Freud

par Christophe BORMANS


Mots-clés :

Si l’on balaye les grandes étapes de l’oeuvre de J. M. Keynes, l’on peut remarquer son don, très affirmé dès l’origine de ses travaux, pour la psychologie et pour la théorie freudienne. Or, si l’on peut dire que cette hérésie ou hétérodoxie était, jusqu’à A Treatise on Money, insérée dans un cadre analytique orthodoxe, l’on peut également dire que ce que l’on a appelé la "révolution" keynésienne consiste à aller jusqu’au bout de cette vision initiale et renverser le processus, de manière à baser une analyse somme toute orthodoxe au sein d’un cadre totalement hétérodoxe. Les "lois" psychologiques fondamentales qui balisent la Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie en sont les preuves éclatantes.

En bref, alors qu’avant 1936, la psychologie keynésienne s’insérait au sein d’un cadre d’analyse économique orthodoxe, il semble qu’avec la Théorie Générale, c’est l’analyse économique orthodoxe qui s’insère au sein des "lois" psychologiques fondamentales.

Introduction

Dans un article paru en 1985 et intitulé "L’incertain dans la révolution keynésienne : l’hypothèse Wittgenstein", O. Favereau met en évidence un parallèle intéressant entre l’évolution de la pensée de J. M. Keynes et celle de L. Wittgenstein. Un parallèle est en effet tenté entre d’une part, le passage du premier au second Wittgenstein, qui de la conception scientiste et positiviste du langage évoluera vers celle plus éthique et, d’autre part, le Keynes qui jusqu’en 1930 travaille au cœur de la théorie économique classique jusqu’à vivement la critiquer à partir de cette date. Avec l’élaboration de la Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie [TG], Keynes aurait pris conscience que l’économie n’était qu’un "jeu de langage" et, afin de débloquer celui-ci, il aurait préféré au projet radical initial basé sur l’incertain, un projet pragmatique permettant de mettre en évidence le chômage involontaire en modifiant au minimum les règles du langage de l’économie politique classique allant de Smith à Marshall.

Si l’hypothèse d’O. Favereau est hautement pertinente et permet indéniablement de faire un grand pas vers la compréhension de ce que le message de Keynes contient à la fois de plus radical et d’ambivalent, il nous semble néanmoins qu’il est possible d’aller plus loin dans cette direction. D’une part, parce qu’il nous semble que la radicalité du projet keynésien dépasse de beaucoup la simple influence de la philosophie du second Wittgenstein aussi originale et anti-conventionnelle soit-elle. D’autre part, parce que si l’hypothèse de Favereau met bien en évidence l’altérité des deux projets, il nous semble que celle-ci n’a jamais existé de manière aussi tranchée dans l’esprit de Keynes et que si "hésitation" il y a, elle n’est pas tant théorique qu’indissociable de l’être de génie qu’il fût. Ce sont ces deux idées que nous allons expliciter dans cette introduction, afin de pouvoir pleinement les développer dans les trois sections qui composent le présent article.

Reprenons le cœur de l’hypothèse d’O. Favereau. Selon lui, "l’évolution intellectuelle de Keynes peut être éclairée par l’influence indirecte, implicite et inconsciente de l ?outillage conceptuel forgé par Wittgenstein, dans les années 1929-1935" (1). Outre l’analogie "troublante" entre les "périodes de transition" pour l’un et pour l’autre, O. Favereau met en évidence un autre parallélisme tout aussi "troublant", à propos d’un "lieu commun" que Keynes partagerait avec le philosophe viennois, remarque qu’O Favereau emprunte à M. de Certeau. Ce "lieu commun", c’est la position d’où l’on parle. Wittgenstein, comme il le souligne lui-même, entend "ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien" (2). C’est là le projet du second Wittgenstein, projet qu’il a développé à la fin des années 1920. Il se fixe "pour tâche, comme le souligne M. de Certeau, d’être le scientifique de l’activité signifiante dans le langage commun" (3). Il s’agit de "ne rien avancer qui excède la compétence de ce langage, et donc à n’en jamais devenir l’expert, ou l’interprète, dans un autre champ linguistique", par exemple, dans les champs métaphysique ou éthique. Par là, précise M. de Certeau, "doit être rendue impossible la conversion de la compétence en autorité" (4). Le caractère fragmentaire de l’œuvre de Wittgenstein est, en ce sens, voulu. Il se distingue de l’expert, en ce qu’"il ne tire pas profit du savoir en l’échangeant contre le droit de parler en son nom ; il en garde l’exigence mais non la maîtrise" (5). Le parallèle avec un J. M. Keynes se définissant lui-même comme un "fonctionnaire civil" (6), est ici particulièrement pertinent.

Cependant, si ce "lieu commun" Keynes le partage avec Wittgenstein, M. de Certeau nous dit que ce dernier le partage surtout avec Freud. Que ce soit le Freud de la vie quotidienne, des actes manqués, des lapsus, des rêves, etc., ou le Freud du Malaise dans la civilisation, où le locuteur est un philosophe ordinaire, "point de jonction entre le savant et le commun" (7). C’est là, le lieu que Wittgenstein partage d’abord avec Freud. Car comme le précise M. de Certeau, "puisqu’on ne sort pas de ce langage, qu’on ne peut trouver un autre lieu d’où l’interpréter, qu’il n’y a donc pas des interprétations fausses et d’autres vraies mais seulement des interprétations illusoires, qu’en somme il n’y a pas d’issue, reste le fait d’être étranger dedans mais sans dehors et, dans le langage ordinaire, de buter contre ses limites", position proche de celle de Freud, "à ceci près, en conclue M. de Certeau, que Wittgenstein ne se donne pas un référent inconscient pour nommer cette étrangeté chez soi" (8).

C’est cette référence, cette note de bas de page du texte d’O. Favereau qui, avouons-le, nous a donné l’idée de ce texte. Mais, pour le coup, il ne serait lui aussi qu’un "clin d’œil interdisciplinaire", selon l’expression d’O. Favereau, s’il ne s’agissait que de mettre en évidence une simple transitivité entre deux relations qu’O. Favereau et M. de Certeau mettent chacun en évidence, entre, d’une part, Keynes et Wittgenstein, et d’autre part, Wittgenstein et Freud (9) ; même appuyé par le fait que le retournement de Wittgenstein lui-même, n’était en grande partie dû à l’influence de la pensée freudienne, dont "on relève les traces", comme le souligne P.-L. Assoun, "dans les monuments" de sa seconde philosophie, celle de la fin des années 1920. Car effectivement, c’est bien Wittgenstein lui-même qui se fait "disciple" de Freud. Ces traces, on les découvre "sur le mode de l’allusion significative" (10) dans les Cahiers, jusqu’à s’épanouir dans les Leçons et les Conversations des années 1938-1945. Ce qui fera dire à P.-L. Assoun que, "lorsque Wittgenstein se dit donc disciple de Freud en contestant systématiquement le moindre de ses énoncés, en mettant à nu la moindre des articulations de sa rationalité, il produit le travail du disciple ésotérique, peut-être le seul véritable", celui qui n’aborde le discours du Maître, "que par la contestation", et ce en opposition au disciple "inconditionnel mais somme toute moins fidèle à l’idéal qu’il incarne". Car c’est bien "l’attitude critique" qui convient au vrai disciple, et Wittgenstein rendrait en ce sens à Freud, un "hommage, des plus beaux" (11).

Cet article ne serait donc qu’un clin d’œil interdisciplinaire, si l’on ne pouvait retrouver dans l’œuvre même de Keynes les traces de la pensée freudienne, qui vont parfois jusqu’aux pas appuyés, depuis Les conséquences économiques de la paix [CEP] à la TG. Ce sera l’objet de cet article d’en relever une à une les plus profondes. Des portraits psychologiques qu’il brosse dès la Première Guerre mondiale, notamment ceux du Conseil des Quatre et du Président Wilson, à l’article anonyme qu’il rédige sur l’œuvre de l’inventeur de la psychanalyse. Keynes ami de Wittgenstein certes, mais également ami de Lytton et de James Strachey. Le premier, que Freud félicite officieusement, est passé Maître dans l’application de la psychanalyse au portrait historique. Le deuxième est le traducteur officiel de l’œuvre de Freud dans la langue de Shakespeare. Tous ces faits objectifs, bruts, seront relevés dans la première section de cet article.

Ensuite, nous tenterons de montrer en quoi cette filiation peut éclairer sous un jour nouveau la spécificité même de l’analyse économique keynésienne. Keynes qui, de "la psychologie de la société" qu’il décrit au chapitre II des CEP, à une TG basée sur trois "lois" psychologiques fondamentales, ne va pas tant fonder une macro-économie qu’une véritable "psychologie collective" dont Freud est lui-même le fondateur.

C’est en deux temps que nous tenterons de mettre en évidence l’influence de la théorie freudienne au sein de l’analyse économique keynésienne. Dans un premier temps, nous verrons en quoi la définition psychanalytique de l’argent, prise en compte par Keynes dès 1930 dans A Treatise on Money [TM], a pu influencer la vision spécifique de la monnaie et du taux d’intérêt chez ce dernier. Dans un deuxième temps, nous verrons en quoi la vision d’un avenir incertain et l’étude des comportements sur les marchés financiers a pu être influencée par la psychologie collective de Freud. Autant dire que nous visons là, au cœur de ce que l’on a appelé la "révolution keynésienne".

Mais si la démonstration est probante, nous verrons que l’évolution intellectuelle de Keynes ne peut pas tant se décrire comme une "hésitation", fût-elle entre deux projets, l’un radical et l’autre pragmatique, qu’à la manière dont J. A. Schumpeter décrit le processus de production scientifique.

Car si J. A. Schumpeter et J. M. Keynes ont bien eux aussi quelque chose en commun, ce n’est pas tant de partager ce privilège d’être deux des plus grands (si ce n’est les plus grands) économistes du vingtième siècle, ni d’être nés la même année à deux mois d’intervalle, l’un en Autriche, l’autre à Cambridge, mais bien le fait que l’un, J. M. Keynes, illustre exceptionnellement bien l’une des principales thèses de l’autre, J. A. Schumpeter.

Selon J. A. Schumpeter, en effet, le processus scientifique débute par une "vision" largement influencée par le contexte idéologique de l’époque d’une part, et le "désir du chercheur" de l’autre. Elle aboutit finalement à la construction d’un modèle théorique qui, s’il est élaboré dans les règles de la méthode scientifique, corrige les éventuelles erreurs idéologiques et rend cohérente la "vision" de départ. Or il se trouve que le plus bel exemple illustrant la thèse schumpeterienne du processus de création scientifique est de l’aveu même de l’auteur, l’œuvre de Keynes dont la TG fût "le résultat final d’un long effort" pour rendre "analytiquement opératoire" (12) la vision initiale d’"une économie frappée d’artériosclérose, dont les occasions de se renouveler en prenant des risques se raréfient, alors que persistent de vieilles habitudes d’épargne, acquises en des temps débordant d’occasions d’investir" (13), vision qu’il aurait eu dès 1919 dans son premier grand ouvrage à succès. Mais ce qui est, selon nous, le plus remarquable dans l’évolution de la pensée keynésienne, ce n’est pas tant la vision de l’épargne et de l’investissement, sur laquelle Keynes pourra revenir lorsque le contexte l’impose, par exemple durant la Deuxième Guerre mondiale (14), que sa référence méthodologique aux catégories de la psychologie moderne.

Si l’on balaye les grandes étapes de l’œuvre de Keynes, l’on peut remarquer son don, très affirmé dès l’origine de ses travaux, pour la psychologie et pour la théorie freudienne. Or si l’on peut dire que cette hérésie ou hétérodoxie était, jusqu’au TM, insérée dans un cadre analytique orthodoxe, l’on peut également dire que ce que l’on a appelé la "révolution" keynésienne consiste à aller jusqu’au bout de cette vision initiale et renverser le processus, de manière à baser une analyse somme toute orthodoxe (15) au sein d’un cadre totalement hétérodoxe. Les "lois" psychologiques fondamentales qui balisent la TG en sont les preuves éclatantes. En bref, alors qu’avant la TG, la psychologie keynésienne s’insérait au sein d’un cadre d’analyse économique orthodoxe, il semble qu’avec la TG, c’est l’analyse économique orthodoxe qui s’insère au sein des "lois" psychologiques fondamentales.

Certes, cet article, qui se veut tout d’abord une recherche d’Histoire de la pensée économique, n’a pas la prétention d’expliquer à lui seul tout le génie de J. M. Keynes ; mais comme l’écrit S. Freud, "le génie est, comme on sait, incompréhensible et sans responsabilité ; c’est pourquoi on ne doit pas l’invoquer comme explication avant que toutes les autres solutions n’aient échouées" (16).

SECTION I - J. M. KEYNES ET S. FREUD

C’est certainement dans les portraits psychologiques qu’il trace dans les CEP et, en particulier celui du Président T. W. Wilson, que l’on rencontre pour la première fois l’influence de la psychanalyse dans les écrits de J. M. Keynes. Cette référence explicite dès 1919, ne doit pas pour autant nous étonner si, comme nous tenterons de le montrer dans le deuxième point de cette première section, l’on met en évidence le parallèle entre d’une part, les attaches de J. M. Keynes au groupe de Bloomsbury et la révolte de celui-ci contre la moralité victorienne de l’époque, et d’autre part, le "critique caustique de l’hypocrisie sexuelle victorienne" (17) que fût lui-même, "tout au long de son œuvre", S. Freud. Ainsi, l’on comprendra mieux qu’à peine la guerre terminée, Keynes généralise la méthode du portrait psychologique à la Société prise globalement.

A/ Le portrait du Président Wilson

Représentant officiel de la Trésorerie anglaise à la Conférence de Paris, J. M. Keynes démissionna le 7 juin 1919. C’est pour livrer au grand public les motifs politiques et économiques de son opposition au Traité qu’il rédigea la même année les CEP. C’est dans le chapitre III de cet ouvrage, que J. M. Keynes donne une explication psychologique à l’échec du Traité. L’Allemagne avait déposé les armes sur les bases de certaines assurances du Président Wilson avec lesquelles, par beaucoup de points, le Traité était finalement en opposition. Pourquoi Wilson a-t-il capitulé ? Pourquoi n’a-t-il pas su imposer sa propre vision de la paix ? L’échec du Traité s’explique par la propre psychologie du Président Wilson par rapport à celle de ses adversaires. L’échec de Wilson tient essentiellement au fait qu’il ne pouvait admettre son propre échec. Passant d’abord en revue les qualités du Premier Ministre anglais, J. M. Keynes se pose les questions suivantes :

"Quelles chances un homme pareil pouvait-il donc avoir contre Llyod George, dont la subtile attention se portait immédiatement d’une façon infaillible et presque magnétique sur tous ceux qui l’entouraient ? Lorsqu’on voyait le Premier ministre anglais examiner la compagnie, avec six ou sept sens dont ne disposent pas les hommes ordinaires, lorsqu’on le voyait juger les caractères, les motifs et les sentiments subconscients, percevoir ce que chacun pensait et même ce que chacun allait dire, arranger par un instinct télépathique les arguments et les requêtes qui s’appliquaient le mieux à l’orgueil, à la faiblesse, ou à l’égoïsme de son interlocuteur, on comprenait que le pauvre Président allait être forcé de jouer à colin-maillard dans cette assemblée" (18).

Cherchant la clé de la psychologie profonde de Wilson, J. M. Keynes s’exclame : "Une fois trouvée, la solution est éblouissante". Wilson était "semblable à un ministre non-conformiste et même presbytérien" qui "eut pu prêcher un sermon à propos de tous ses principes, ou adresser une prière superbe au Tout-Puissant pour leur exécution", mais qui "ne pouvait adapter leur application concrète à l’état de choses européen" (19). Wilson était "incapable d’une compromission avec lui-même" (20). Faisant allusion au célèbre rapport du ministre allemand des affaires étrangères, le comte Brockdorff-Rantzau, qui critiquait vivement les termes du traité, Keynes en vient à son envolée finale :

"Au milieu des peines et de la méditation solitaire et dans les prières qu’il adressaient à Dieu, il n’avait rien fait qui ne fut juste et bien. Si le Président avait admis que la réponse allemande eut une force quelconque, cela aurait détruit son amour-propre et rompu l’équilibre intérieur de son âme. Tous les instincts de sa nature obstinée se levaient pour protester. Pour parler le langage de la médecine mentale, suggérer au Président que le Traité était la faillite de ses promesses, était toucher à vif un ganglion nerveux. C’était là un sujet pénible à discuter et contre l’examen ultérieur duquel se liguaient tous les sentiments subconscients" (21).

Le diagnostic clinique que Keynes donne de la personnalité du Président, ne doit pas être ici sous-estimé. D’abord parce que la version qu’il accorde au grand public est relativement édulcorée par rapport à celle qu’il donne à ses amis de Bloomsbury. Ensuite, parce que Freud lui-même reprendra point par point l’analyse de Keynes lorsqu’il s’attellera à son tour à la tâche de dresser son propre portrait de Wilson.

Dans un texte plus intime intitulé "Le Conseil des Quatre", J. M. Keynes devait en effet revenir plus en détail sur le portrait psychologique de Wilson en faisant explicitement référence à Freud :

"Pour le Président, admettre que la réponse des Allemands était fondée c’était perdre le respect de soi-même et déranger l’équilibre intérieur de son âme, et sa nature têtue se mobilisa instinctivement et entièrement pour protéger cet équilibre. Dans le langage de la psychologie médicale, suggérer au Président que le Traité représentait l’abandon de ses professions de foi équivalait à toucher à vif un complexe freudien. La discussion même du sujet était intolérable, et tous ses instincts subconscients s’activaient pour en empêcher une analyse plus profonde" (22).

La source psychanalytique à laquelle il puise pour esquisser le portrait de Wilson ne fait là plus aucun doute. Le diagnostic clinique que donne Keynes devait être si pertinent, et les sentiments de Freud envers Wilson étaient à l’époque si connus, que James Strachey en a immédiatement envoyé une copie à Vienne. Que Freud ait lu l’ouvrage de Keynes est du reste confirmé par W. Bullitt lui-même dans la préface de leur ouvrage (23). Or il faut noter que c’est point pour point les conclusions du portrait psychologique que Keynes dressa du Président Wilson que Freud reprendra et approfondira lorsqu’à la fin des années vingt et au début des années trente, il collabora avec l’ambassadeur W. Bullitt afin dresser le portrait du Président. Cela dénote de la valeur de l’analyse psychologique de Keynes. Si Freud ne félicite pas Keynes de sa plume, comme il le fît à propos des portraits psychanalytiques de quelques éminents victoriens de Lytton Strachey, il reste qu’un ouvrage, même resté à l’état de manuscrit jusqu’en 1967, vaut mieux qu’une lettre de félicitations.

La question qui se pose alors est celle de savoir où Keynes s’est-il familiarisé avec la pensée freudienne ? L’on pourrait en effet laisser ce portrait psychologique du Président et ses références freudiennes au rang de simples anecdotes si l’on ne mettait pas en évidence les liens étroits entre Keynes et le groupe de Bloomsbury d’une part, et entre Bloomsbury et Freud de l’autre.

B/ Bloomsbury et l’ouverture à la pensée freudienne

Keynes ne fut pas seulement physiquement proche dès le début, du groupe de Bloomsbury, il le fut également intellectuellement. Selon C. Hession, "nul ne peut vraiment comprendre ce qu’implique la pensée économique de Keynes sur notre époque s’il ne connaît le personnage dans sa totalité" et en particulier s’il ne connaît pas ses liens avec le groupe de Bloomsbury (24). Si la biographie que Roy Harrod publia en 1951 satisfaisait les économistes, les intimes de Keynes eux, n’y retrouvaient pas le "vrai" Keynes. Kingsley Martin, qui fut son proche collaborateur, aurait même été d’accord pour dire que c’était là la biographie de Keynes, mais que "quelqu’un d’autre devra écrire la vie de Maynard" (25) ; ce à quoi Charles Hession s’employa (26). Selon ce dernier, la réticence de Harrod à écrire sur ce sujet peut s’expliquer par la proximité du deuil. Ainsi, il préféra le décrire "à l’apogée de sa carrière d’économiste et d’homme d’Etat", ce qu’il réussit merveilleusement bien, bien qu’il n’arriva pas à établir de rapport entre la première et plus intime phase de sa vie et cette apogée. Selon Harrod, Keynes n’aurait été vraiment créatif qu’après son mariage avec la danseuse russe Lydia Lopokova ; or Keynes soutenait lui-même que c’est lorsqu’on a vingt ans que "les pouvoirs de l’originalité sont au plus haut" (27). C’est donc selon le propre désir de Keynes, qu’il faudra plutôt aller du côté de Bloomsbury rechercher l’origine de sa créativité. C’est du reste là qu’on y trouve ses premiers contacts avec la pensée freudienne.

C’est là, dans ses liens avec Bloomsbury et son amitié avec les Strachey, Lytton et James, que Keynes s’est familiarisé à la terminologie freudienne (28).

Si Harrod se contente de suggérer que Keynes partageait avec Lytton Strachey "certaines affinités", sans entrer dans les détails de leur personnalité, il est permis de dire avec C. Hession que Lytton Strachey "exerça la plus grande influence" sur Keynes, et que bien qu’il était de trois ans son aîné, "il fut le plus proche de lui" dans ses premières années passées à Cambridge (29).

Dès 1918, Lytton Strachey publia les portraits de quelques célèbres victoriens (30) qui allaient lui apporter argent et gloire, tant dans le milieu de la presse que dans celui de l’establishment. Ces biographies feront de L. Strachey, selon L. Edel, "le premier praticien de la psychohistoire" (31). Il écrivit entre autre l’histoire tragique d’Elisabeth et d’Essex et celle de la Reine Victoria, en appliquant les éléments de la méthode psychanalytique avec autant d’habileté que Freud, qui bien qu’en très mauvaise santé, prit la plume pour le féliciter d’avoir "atteint de grandes profondeurs". Freud terminait ses louanges par cette phrase approbatrice : "En tant qu’historien, donc, vous montrez combien vous êtes ancré dans l’esprit de la psychanalyse" (32).

Si les portraits que Keynes a campé des membres de la conférence de paix "restent, comme le souligne Hession, le produit de son génie particulier", il reste que l’écrivain David Garnett, membre du groupe de Bloomsbury et ami intime de Keynes estime que les portraits de Llyod George et de Wilson, non seulement relevaient de l’influence du style littéraire de Lytton Strachey, mais que celui-ci en avait également par endroit, directement influencé la rédaction (33).

Par le biais de Lytton Strachey, Keynes était donc en prise directe avec la pensée freudienne. Cependant, c’est surtout par l’intermédiaire de James Strachey que l’on a une trace du réel contact que Keynes pris avec la théorie de Freud. James Strachey était le dernier frère de Lytton Strachey. Bien que de sept ans son cadet, ils partageaient tous les deux une grande complicité. James succéda à Lytton à Cambridge en 1905, deux ans après que Keynes fut élu Apôtre. C’est ensuite juste après la Première Guerre mondiale que James et Alix Strachey furent analysés par Freud lui-même dans son cabinet viennois. Ils devinrent très vite ses traducteurs, puis les éditeurs de ses œuvres complètes en anglais.

James Strachey avait installé son cabinet d’analyse au 41 Gordon Square. Keynes habitait alors au 46, mais louait pour Lydia Lopokova le premier étage de la maison du 41 à James Strachey. En 1924, Alix Strachey partit pendant un an à Berlin avec Karl Abraham. De la correspondance que les deux époux eurent durant cette année de séparation, correspondance publiée dans l’ouvrage intitulé "Bloomsbury et Freud" de P. Meisel et W. Kendrick, se dégage les portraits des principaux protagonistes du Bloomsbury du milieu des années 1920. On y voit un J. Maynard Keynes plongé dans la lecture de l’œuvre de Freud, et complimenter James Strachey pour ses brillantes traductions, James lui demandant son opinion sur tel ou tel psychanalyste et de lui servir d’intermédiaire auprès de l’industriel et mécène à ses heures, James Courtauld, pour la création d’une clinique psychanalytique.

À la mi juin 1925 (34), Keynes annonçait à James Strachey son intention de se lancer dans l’intégrale des œuvres de Freud. Ce n’était pas là des paroles en l’air puisque deux mois plus tard, il clôturait un débat qui s’était ouvert en juin 1925 dans The Nation and Athenaeum à propos du troisième volume des Collected Papers de Freud, par une lettre anonyme au rédacteur en chef du journal (35). Cette lettre, signée SIELA, constitue selon C. Hession "une évaluation fascinante du génie du psychiatre de Vienne" (36). Keynes entrait dans le vif du sujet en déclarant que le Professeur Freud lui semblait "doté jusqu’au génie de l’imagination scientifique qui peut donner corps à une abondance d’idées novatrices, à des ouvertures fracassantes, à des hypothèses de travail qui sont suffisamment établies dans l’intuition et dans l’expérience commune pour mériter l’examen le plus patient et le plus impartial, et qui contiennent, selon toutes probabilités, à la fois des théories qui devront être abandonnées ou remaniées jusqu’à ne plus exister, mais aussi des théories d’une signification immense et permanente". Keynes faisait remarquer que ce n’était pas tant les preuves empiriques offertes par l’édition des théories de Freud qui les feraient "considérer sérieusement", mais bien plus "l’attraction qu’elles exerceront sur nos propres intuitions, dans la mesure où elles contiennent quelque chose de nouveau et de vrai sur la manière dont fonctionne la psychologie humaine". Keynes concluait l’article en conseillant tant aux partisans de Freud qu’à ses détracteurs de lui accorder "une considération très sérieuse et sans parti pris", car qu’on l’aime ou non, Freud était "l’un des génies les plus dérangeants et les plus novateurs de notre temps, c’est-à-dire une sorte de diable" (37).

Ce qui doit retenir notre attention ici n’est pas tant qu’il avoue que les théories de Freud contiennent quelque chose de "vrai sur la manière dont fonctionne la psychologie humaine", ce qui ne fait que nous confirmer l’origine de ses propres arguments psychologiques, que le fait qu’il tienne à garder secret cette origine, en signant anonymement l’article. Ce n’est pas la première fois que Keynes cherche à garder secret son penchant pour la psychologie des profondeurs. On a vu que dans les portraits psychologiques révélés au grand public, toutes références explicites à Freud étaient absentes, tandis qu’elles constituaient certainement une friandise supplémentaire pour ses lecteurs intimes qu’il réunissait devant une tasse de thé. Afin de bien comprendre en quoi la théorie freudienne pouvait à ce point fasciner Keynes, il nous semble qu’il faille bien plus entrer dans l’univers intellectuel du Cambridge du début du siècle et saisir toute la portée de la révolte intellectuelle que Bloomsbury voulait faire entendre.

C/ Keynes, Freud et la critique de la morale victorienne

Keynes entra à Cambridge à l’époque où le Labouchere amendment (1885) condamnait tout acte indécent entre deux personnes de même sexe et où le célèbre dramaturge Oscar Wilde, convaincu d’homosexualité, venait d’effectuer deux ans de travaux forcés. Les bloomsburiens dans leur majorité, Keynes et Lytton Strachey en tête, partageaient d’abord en commun une lutte contre la culture et surtout contre l’hypocrisie sexuelle de l’époque victorienne finissante (38). À l’instar d’O. Wilde, les membres du groupe de Bloomsbury n’étaient pas sans ambivalences. Issus de la haute bourgeoisie anglaise, ils étaient, comme l’écrit R. Williams, "à la fois hostiles à ses idées et à ses valeurs dominantes, et désireux d’en faire partie par tous les moyens immédiats" (39). Ils rejetaient la vie institutionnelle anglaise, de la monarchie à la Bourse en passant par l’Eglise et l’Armée, les deux foules artificielles que Freud stigmatisera dans son essai sur la psychologie collective de 1921.

Si John Stuart Mill n’avait pas réussi à déboulonner la morale victorienne, c’est bien plutôt Freud, qui en fût le traducteur en allemand (40), qui réussit l’entreprise. Au milieu de grands penseurs tels que Nietzsche, Bergson ou Durkheim, Freud contribua à définitivement mettre à bas le rationalisme caractéristique de l’époque victorienne tant en Grande-Bretagne que sur le continent, en déclarant que l’homme n’était pas le maître chez lui.

Cependant, si Freud n’était pas le seul à entendre limiter la rationalité de l’homme, il fut le seul à assener le coup définitif dans le domaine de la sexualité et, en ce sens, à saper définitivement la morale victorienne. C’est à la suite de ses travaux avec Joseph Breuer sur l’hystérie, publiés la même année que celle de la condamnation d’O. Wilde, que Freud va s’attaquer plus généralement à la morale sexuelle victorienne.

Pour Freud, qu’"un domaine d’une telle importance" que celui de la sexualité "soit interdit à la pensée" n’est indéniablement pas "favorable au renforcement de la fonction intellectuelle" (41). Car "en payant la docilité à ses prescriptions profondes par un accroissement de la maladie nerveuse, la société ne peut enregistrer un gain" qu’"au prix d’un sacrifice", si bien qu’elle "n’enregistre en fait aucun gain" (42).

Pour Freud, en effet, la société se constitue en sublimant les pulsions instinctuelles des hommes, particulièrement celles sexuelles. Cependant, "encouragée par ce succès, elle s’est laissée entraîner à pousser les exigences morales aussi haut que possible" et a ainsi "forcé ses membres à s’éloigner encore davantage de leur constitution pulsionnelle". En niant et contraignant à ce point le "fondement pulsionnel de l’action", la société engendre une "tension" qui "se traduit par les phénomènes de réaction et de compensation les plus remarquables" conduisant "ainsi aux manifestations réactionnelles des affections névrotiques". C’est cette véritable névrose sociale que Freud dénoncera dans Malaise dans la civilisation. C’est cette hypocrisie sociale qui force l’homme tout comme la société à vivre "psychologiquement parlant, au-dessus de ses moyens" que Freud va dénoncer. Loin de prôner l’anarchisme sexuel, il en appelle dès 1915 "à des transformations en profondeurs" qui inciteraient les hommes à "conformer leur vie à la vérité psychologique" (43). Il précisera cependant que s’il lui semble indispensable de souligner "l’urgence de telles réformes", ce n’est pas au "médecin", c’est-à-dire à lui, "qu’il appartient d’avancer des projets de réforme" (44).

J. M. Keynes semble l’entendre à la lettre. Le programme politique que Keynes présenta à l’Université d’été du parti libéral en 1925, c’est-à-dire à l’époque même où il signa l’article anonyme sur l’inventeur de la psychanalyse, semble en effet respecter à la lettre les prescriptions de Freud. Outre les questions immédiates relatives au gouvernement et à la paix, les questions sexuelles y apparaissent comme nettement prioritaires par rapport aux questions économiques que Keynes considérait comme secondaires. Si Harrod ne voit là que le reste d’un rêve de jeunesse, nous y verrons pour notre part, combien l’influence de Bloomsbury était primordiale et combien la théorie freudienne les sous-tendaient, comme on peut le noter dans le passage suivant :

"Le contrôle des naissances, l’utilisation des contraceptifs, les lois sur le mariage, la façon dont on traite les agressions et les anomalies sexuelles, la position économique des femmes, celle de la famille - et dans toutes ces questions, l’état actuel de la loi et de l’orthodoxie reste médiéval - sont absolument sans rapport avec l’opinion et les pratiques civilisées, et avec ce que les individus, cultivés ou non, se disent en privé. [...] Un parti qui discuterait ouvertement et sagement de ces problèmes au cours de ses réunions, ferait naître un intérêt nouveau et actuel auprès de ses électeurs car la politique traiterait à nouveau de questions que tout le monde veut connaître et qui touchent profondément la vie de chacun" (45).

S’il ne fût pas écouté, nous pouvons rétrospectivement mesurer avec C. Hession, "combien Keynes était à l’avant-garde de son temps et nous émerveiller de sa prévoyance" (46), mais surtout, dirons-nous, mesurer combien ce programme emprunte à la vision freudienne de la société.

D/ La psychologie de la société

Selon Schumpeter, les CEP est une véritable "œuvre d’art" et constitue la "vision" initiale de la pensée keynésienne. Quelle est cette "vision" ?

La question principale que Keynes se pose en 1919 est double : d ?une part, pourquoi "les classes laborieuses" acceptaient-elles "une situation où elles ne pouvaient prétendre qu’à une très petite part du gâteau qu’elles, la nature, et les capitalistes, avaient travaillé ensemble à produire" ; et, d’autre part, pourquoi "les classes capitalistes", qui "étaient autorisées à prétendre au meilleur morceau du gâteau et libres, théoriquement, de le consommer", ne le consommaient-elles pas ?

Outre l’"ignorance" ou l’"impuissance", répond Keynes, les deux classes agissaient ainsi parce qu’elles s’étaient laissées persuader ou tromper par "l’habitude" et "les conventions" de "l’ordre bien établi de la Société" :

"Le devoir - d’épargner - devint les neuf-dixièmes de la vertu, et l’élargissement du gâteau l’objet de toute vraie religion. Autour de la non-consommation du gâteau poussèrent tous les instincts d’un puritanisme qui, en d’autres temps, s’était retiré du monde et avait négligé les arts productifs aussi bien que récréatifs. Et, ainsi, le gâteau s’accrût. Pour quelles fins ? On n’y réfléchissait pas. On exhortait fréquemment les individus, non pas tant à s’abstenir qu’à remettre et à entretenir les plaisirs sûrs que causent les joies prévues. Il fallait épargner, disait-on, pour votre vieillesse et vos enfants. Mais ce n’était là qu’une théorie, - et la grâce du gâteau était qu’il ne serait jamais mangé ni par vous, ni par vos enfants après vous" (47).

Mais c’est lorsque l’on ne réfléchit pas que le réel peut faire retour :

"Dans les inconscientes retraites de son être, la Société savait de quoi il s’agissait. Le gâteau était en réalité fort petit par rapport aux appétits, et s’il avait été partagé entre ceux qui l’entouraient nul ne se serait retiré plus satisfait. La Société ne travaillait pas pour les minimes satisfactions du jour, mais pour la sécurité future et l’amélioration de la race, - en fait pour le progrès" (48).

Symbolisant la Société d’un "S" majuscule, Keynes lui attribue un inconscient et un appétit, autrement dit un désir, jamais "satisfait". Que cherche-t-il à nous montrer ainsi ? Il le précise lui-même : "Nous cherchions simplement à montrer que le principe d’accumulation fondé sur l’inégalité était une partie vitale de l’ordre d’avant-guerre de la Société et du progrès tel que nous l’entendions. Nous voulons fortement marquer que ce principe dépendait de conditions psychologiques variables, qu’il est peut-être impossible de ressusciter" (49).

Il n’est pas déplacé aux vues de ces derniers passages et au terme de cette première section, de dire qu’à l’instar de Freud, Keynes a lui aussi "glissé de l’économique au psychologique" et n’a pas tant recherché "le propre de la civilisation dans les ressources matérielles présentes et dans l’organisation de leur répartition", que "reconnu que toute culture repose sur la contrainte au travail et le renoncement aux instincts" (50), renoncement qui, poussé au plus haut point provoque inévitablement la "frustration".

En se hâtant de conclure Malaise dans la civilisation, il était difficile à Freud d’éviter une question : "Si l’évolution de la civilisation présente de telles ressemblances avec celle de l’individu, écrivait-il, et que toutes deux usent des même moyens d’action, ne serait-on pas autorisé à porter le diagnostic suivant : la plupart des civilisations ou des époques culturelles - même l’humanité entière peut-être - ne sont-elles pas devenues "névrosées" sous l’influence des efforts de la civilisation même ?"(51).

Ainsi, selon lui : "On pourrait adjoindre au catalogue psychanalytique de ces névroses des propositions thérapeutiques, prétendant à bon droit offrir un grand intérêt pratique".

Certes Freud était conscient des difficultés d’une telle entreprise : "Je ne saurais dire qu’une pareille tentative d’application de la psychanalyse à la communauté civilisée serait absurde ou condamnée à la stérilité".

Mais Freud restait optimiste : "Quant à l’application thérapeutique de nos connaissances... à quoi servirait donc l’analyse la plus pénétrante de la névrose sociale, puisque personne n’aurait l’autorité nécessaire pour imposer à la collectivité la thérapeutique voulue ? En dépit de toutes ces difficultés, on peut s’attendre à ce qu’un jour quelqu’un s’enhardisse à entreprendre dans ce sens la pathologie des sociétés civilisées" (52).

En 1923, Keynes déclarait déjà dans un article où il citait Freud et Wittgenstein, que si l’Europe devait souffrir d’un déclin, il ne serait pas tant du à des causes matérielles qu’à des causes spirituelles (53). La même année, il définissait le "capitalisme" comme un "équilibre psychologique" permettant "au système des rétributions inégales de se perpétuer" (54). L’on peut se demander si, finalement, ces phrases écrites à Vienne en 1929, c’est-à-dire en pleine "dépression" et à la veille de la rédaction de la TG, Keynes ne les aurait pas prises à la lettre. S’il n’a pas tenté "l’analyse la plus pénétrante de la névrose sociale" dont Freud parle, et si, il ne se serait finalement pas "enhardi" de "l’autorité nécessaire pour imposer à la collectivité la thérapeutique voulue". C’est ce que nous allons désormais tenter de montrer dans la section suivante.

SECTION II. - AU CŒUR DE LA TG : LA PREFERENCE POUR LA LIQUIDITE

Si c’est certainement dans la psychologie freudienne que l’on retrouve le plus de référence à l’adjectif "économique" (55), la TG est indéniablement l’ouvrage d’économie dans lequel on retrouve le plus souvent l’adjectif "psychologique". En outre, la prédominance des variables psychologiques sur celles strictement économiques ne doivent y faire aucun doute. Comme le remarque à juste titre J. A. Schumpeter, "en tenant compte de toutes les "hypothèses" implicites, on peut dire que la valeur courante du revenu national est "déterminée" par trois fonctions ou trois courbes, que Keynes honora du titre de "lois psychologiques" : la fonction de consommation, la fonction d’investissement et la fonction de préférence pour la liquidité" (56). Il s’agit de trois "lois simplificatrices" selon l’expression de J. A. Schumpeter, "destinées à servir la vision du processus économique". Ces "lois psychologiques" sont bien le cœur de la TG, puisqu’elles permettent à Keynes "de prouver l’existence d’un équilibre de sous-emploi" (57). Elles permettent également à Keynes, disons le avec l’emphase de J. A. Schumpeter, de mettre en évidence sa conviction que c’est "le taux d’intérêt" qui "tient dans la pièce le rôle du traître" (58). C’est pour cette raison que nous commencerons par aborder la TG, par l ?angle de la monnaie et de son taux d’intérêt. Que les fameuses lois psychologiques soient finalement le cœur du message de la TG, voilà qui, de toute façon a été confirmé par Keynes lui-même (59).

Selon J. A. Schumpeter, la théorie monétaire de l’intérêt de Keynes, "selon laquelle l’intérêt n’est ni le dérivé, ni l’expression de quoi que ce soit qui ait à voir, sous quelque forme que ce soit, avec le rendement net des biens de capital" est, sans conteste d’un point de vue théorique, "la contribution originale la plus importante de la Théorie Général" (60). Or il se trouve que le principal biais par lequel la théorie freudienne pénètre la théorie économique keynésienne, est celui de la monnaie et de l’intérêt. C’est du reste dans le débat sur la monnaie, la seule fois qu’au cours d’un débat technique, Keynes fera explicitement référence à Freud et à la psychanalyse. Cette référence se trouve dans un chapitre du TM intitulé l’"Auri sacra fames", écrit en 1930. Nous comptons démontrer que l’on y trouve l’essentiel de la théorie de l’intérêt et de la préférence pour la liquidité que l’on retrouvera dans la TG.

A/ Le désir maudit de l’or et la conception psychanalytique de l’argent

Comme chacun sait, le TM, commencé en 1924, relu en 1929, puis finalement publié en 1930, présente un aspect quelque peu lourd et massif. Tout au long de sa rédaction, Keynes avait vu ses idées évoluer et se modifier, ainsi qu’il l’a lui-même écrit : "Une grande partie du livre représente le processus qui a consisté à me débarrasser des idées que j’avais alors et à ouvrir la voie à celles que j’ai aujourd’hui. Beaucoup de peau dont je me suis débarrassé en chemin jonchent ces pages" (61). C’est ainsi que, selon nous, l’"Auri sacra fames" constitue une des principales traces de sa mutation future. En effet, dans ce chapitre, J. M. Keynes jete les bases de la préférence pour la liquidité de la TG, bases qui ne sont pas en cohérence avec la théorie quantitative traditionnelle dont il ne s’est pas encore émancipé dans le cadre générale de l’ouvrage.

a) Le désir maudit de l’or

Le premier volume du livre est consacré à un historique des formes monétaires. Les exemples érudits sont tirés de l’histoire et entremêlées à quelques passages provocants (62). Cependant, la provocation touchera à son comble dans le deuxième volume du TM, lorsqu’au chapitre 35, il s’attaque au désir maudit de l’or, déclarant que "ces dernières années, ce désir maudit de l’or, cherche à s’envelopper d’un vêtement de respectabilité si intensément respectable qu’on n’en a jamais rencontré même dans les royaumes du sexe ou de la religion" (63).

Nous ne devons plus nous étonner, à ce stade de notre argumentation, de l ?attitude critique de Keynes envers la société anglaise et tout particulièrement de son aversion envers l’hypocrisie sexuelle victorienne qui rejaillit ici en plein exposé de sa théorie économique. C’est en plein cœur de cet exposé que Keynes fera une allusion explicite à la théorie freudienne (64). Passant en revue la tradition qui, des Mycéniens jusqu’au XIXe siècle, faisait de l’or le principal étalon de valeur et le plus propre selon Keynes, à assurer à son détenteur "la conservation de la valeur et la mobilisation du pouvoir d’achat" (65), il en vient à exposer les raisons qui, selon Freud, donne à l’or ce rôle privilégié :

"Le Dr Freud rapporte que certaines raisons profondément enracinées dans notre subconscient veulent que l’or, et non point une autre matière, satisfasse des instincts puissants et serve de symbole. Ces propriétés magiques, précise Keynes, dont le clergé de l’ancienne Egypte dotait le métal jaune, ne se sont jamais complètement évanouies" (66).

Dans une note de bas de page Keynes cite le deuxième volume des Collected Papers et le numéro quatre des papiers cliniques de Freud, ainsi que Sandor Ferenczi et le psychanalyste britannique ami de James Strachey, Ernest Jones.

Dans cette note, Keynes reconnait explicitement que ses vues, si elles ne sont du moins directement issues de celles de Jones, les rejoignent indéniablement. Keynes insiste en outre sur le fait que si par le biais d’un raisonnement économique il rejoint les conclusions que Jones obtient par la "méthode psychanalytique", cela doit être reconnu comme un "succès" pour cette dernière. Ainsi il cite la "prophétie" de Jones, publiée en 1917, selon laquelle "si les idées de possession et de richesse s’attachent obstinément à l’idée de "monnaie" et d’or, il y a à cela des raisons psychologiques définies. Cette attitude superstitieuse à l’égard d’une erreur économique consistant à confondre l ?argent avec la richesse, précise Jones, vaudra probablement à tous les pays, et plus particulièrement à l’Angleterre, plus d’un sacrifice après la guerre lorsqu’on voudra à tout prix revenir à l’étalon-or" (67). Jones ajoute lui-même dans une note de bas de page, que tous ceux qui supportent "le fardeau des impôts" et tous ceux qui souffrent "des misères du chômage" pourront rendre justice "à la justesse de cette prédiction" que lui même avait écrit en 1915, bien qu’il pense que "peu nombreux" sont ceux qui se rendent compte "des rapports existant entre leurs souffrances et la superstition fondée sur le symbolisme" qu’il indique dans ce texte.

A ce stade de notre développement, nous pouvons tenter de brièvement résumer les thèses de Jones, de Ferenczi et de Freud sur l’argent en général et sur l’or en particulier, afin de mieux mettre en évidence les subtilités de la conception keynésienne de la monnaie.

b) La conception psychanalytique de l’argent

C’est dans un article sur la théorie du symbolisme que Jones mène le raisonnement à propos duquel Keynes est fort élogieux en 1930. Selon Jones, "les progrès de l’esprit humain" résultent de "l’extension ou le transfert de l’intérêt et de la compréhension d’idées simples et primitives vers des idées plus difficiles et plus complexes qui, dans un certain sens, continuent et symbolisent les premières" (68). C’est à peu de chose près le processus que Freud nomme sublimation qui, pour l’exposer dans un vocabulaire adapté à l’économiste, résulterait en quelque sorte, d’un programme de maximisation sous contrainte : maximisation du plaisir sous contrainte de réalité (69). Ce programme nous impose une désexualisation perpétuelle des tâches, afin que le symbolisé soit utilisé comme outil ou signe. Néanmoins, lorsque que ce programme de sublimation échoue, se produit une "régression d’un niveau de signification élevé vers un niveau plus primitif ; la signification réelle d’une idée est temporairement perdue et l’idée, ou l’image, est utilisée pour représenter et transmettre la signification d’une idée plus primitive dont elle fut autrefois l’équivalent symbolique" (70).

L’on comprendra aisément pour cette raison que "le nombre d’idées susceptibles d’être symbolisées est remarquablement petit par rapport au nombre pour ainsi dire infini de symboles". Jones les évaluent à "moins d’une centaine" et affirme qu’"elles se rapportent toutes au soi physique, aux membres de la famille proche ou aux phénomènes de la naissance, de l’amour et de la mort" (71).

Jones donnent plusieurs exemples typiques de symboles. Notamment celui des "travaux agricoles" qui, "identifiés, au début, avec les actes sexuels, ont fini par acquérir une portée indépendante". L’autre exemple dont Jones se sert, est celui, "plus courant" et "plus important" selon lui, de l’or : "les économistes modernes", écrit-il, savent "que l’idée de richesse signifie tout simplement "un gage du travail futur" et que n’importe quel jeton pourrait servir d’emblème à ce gage qui n’a nullement besoin d’être représenté par un "étalon-or". Or, les pièces de monnaie métalliques et plus particulièrement les pièces d’or sont les symboles inconscients des excréments qui, eux-mêmes, sont la source dont est né, au temps de notre enfance, notre sentiment de la possession et de la propriété" (72).

C’est là, résumée au plus haut point, la thèse que Freud défend dès 1908 et que Ferenczi reprend en 1914. En effet, dans son article "Sur l’ontogenèse de l’intérêt pour l’argent", que Keynes cite également en note de bas de page de l’"Auri sacra fames", Ferenczi retrace le "développement de l’argent comme symbole". Partant du "plaisir que donne le contenu intestinal", Ferenczi met en évidence, "la joie que procure l’argent". D’après lui, l’argent ne serait "rien d’autre en somme que de l’excrément désodorisé, desséché et rendu brillant" (73), sous l’effet des progrès de la civilisation. Selon lui, "parallèlement aux progrès qu’accomplit l’intellect dans le sens de la logique, l’intérêt symbolique pour l’argent chez l’adulte ne se réduit plus aux objets ayant des propriétés physiques analogues à celles des pièces de monnaie, mais s’étend à toutes sortes de choses qui signifient d’une manière ou d’une autre une possession (papier-monnaie, actions, livret de caisse d’épargne, etc.)". Il se permet ainsi de donner un ultime conseil aux économistes et aux sociologues qui n’est pas sans rappeler celui de Jones que Keynes cite : "Toute sociologie et toute économie politique qui examinent les faits sans parti pris, écrit-il au moment de conclure, devront tenir compte de cet élément irrationnel. Les problèmes sociaux ne pourront être résolus que par la découverte de la véritable psychologie de l’être humain ; à elles seules, les spéculations sur les conditions économiques ne mèneront jamais au but" (74).

Etranges conseils pour un économiste que ceux de Ferenczi qui, rejoignants ceux de Jones, font parti de ceux auxquels Keynes se réfère explicitement. La référence à Freud et à la psychanalyse n’est pas ici un moment d’absence de la pensée keynésienne, ni un écrit isolé parmi la totalité de son œuvre. Bien au contraire, dès avant la parution du TM, le 21 février 1930, il avait préparé le terrain aux membres du Comité Macmillan (75), en défendant qu’il pouvait être rationnel de thésauriser. Il citait à l’appui de sa thèse le mythe du roi Midas qui, bien que présentant selon Keynes "un cas extrême de personnalité sadique-anale", n’était certainement pas "complétement fou" (76). A la même époque, c’est-à-dire en 1930, il enfonçait définitivement le clou dans son célèbre essai intitulé Perspectives économiques pour nos petits-enfants :

"Quand l’accumulation de la richesse ne sera plus d’une grande importance sociale, écrit-il, de profondes modifications se produiront dans notre système de moralité. Il nous sera possible de nous débarrasser de nombreux principes pseudo-moraux qui nous ont tourmenté pendant deux siècles et qui nous ont fait ériger en vertus sublimes certaines des caractéristiques les plus déplaisantes de la nature humaine. Nous pourrons nous permettre de juger la motivation pécuniaire à sa vraie valeur. L’amour de l’argent comme objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent comme moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales" (77).

La référence à Freud est ici encore une fois explicite. Elle n’est pas sans rappeler un des passages de "L’Homme aux loups", écrit par Freud en 1918, auquel Keynes se réfère également dans sa note de bas de page de l’"Auri sacra fames" :

"Nous nous sommes habitués à ramener l’intérêt qu’inspire l’argent, dans la mesure où il est de nature libidinale et non de nature rationnelle, au plaisir excrémentiel, et à réclamer de l’homme normal qu’il garde ses rapports à l’argent entièrement libres d’influences libidinales et qu’il les règle suivant les exigences de la réalité" (78).

C’est encore une fois ce à quoi Freud en appelle lorsqu’en 1913, il avoue que dès le début de la cure analytique, il se trouve en présence de deux questions importantes : "celle du temps et celle de l’argent" (79). Loin de "tenir ascètiquement l’argent pour méprisable", Freud y loue encore une fois "l’influence corrective du paiement" qui permet aux relations entre deux personnes de s’ancrer dans le "monde réel" (80).

Le parallélisme entre le passage de Keynes et ceux de Freud est frappant. L’individu que Keynes dénonce est celui qui n’arrive pas à distinguer l’argent en tant que "moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie", et qui, tel l’Homme aux loups à qui la référence est ici sous-entendue, sombre dans "un état morbide" dont la pathologie doit être confiée "aux spécialistes des maladies mentales" au nombre desquels on aura bien évidemment reconnu l’inventeur de la psychanalyse. Keynes et Freud formulent donc la même exigence à l’égard de notre propre attitude vis-à-vis de l ?argent : celle de "la primauté de l’intelligence sur la vie instinctive" (81). Les économistes soucieux de préserver l’autonomie de leur savoir pourront nous objecter que c’est là une exigence bien naturelle et partagée par tous, et que rien n’y distingue Keynes de la majorité des leurs. Ce à quoi on peut leur rétorquer qu’encore faudrait-il reconnaître ainsi que Keynes le fait lui-même, la réalité de cette vie instinctive et la possibilité de son retour. C’est bien parce qu’il n’y a pas chez Freud comme chez Keynes, de véritable opposition "entre la sphère libidinale et la sphère rationnelle", selon une expression d’I. Reiss-Schimmel (82), c’est-à-dire entre l’instinct et l’intelligence, que l’on doit justement en appeler à cette dernière afin de pleinement vivre nos rapports mutuels et nos rapports aux objets, en particuliers notre rapport à l’argent.

B/ L’incertain et la préférence pour la liquidité

Pour le Keynes de la TG, "l ?importance de la monnaie découle essentiellement du fait qu ?elle constitue un lien entre le présent et l ?avenir" (83). Mais ce n ?est pas tant au sens classique de l ?expression qu ?il faut l ?entendre, qu ?au sens où la monnaie peut pallier notre inquiétude quant à l ?avenir, et cette inquiétude est incontournable. En effet, c ?est dans son article de 1937, que Keynes précise les principales raisons qui lui font se départir de la théorie classique. La première de ces raisons est que "la théorie orthodoxe suppose que nous avons une connaissance de l ?avenir très différente de celle dont nous disposons en réalité". C ?est donc à la suite de Freud insistant sur "l ?incertitude inhérente à toute prophétie" (84), que Keynes "accuse la théorie économique classique d ?être elle-même une de ces jolies techniques très raffinées qui tentent de parler du présent en faisant abstraction du fait que nous avons une connaissance limitée de l ?avenir" (85). Autrement dit, la théorie économique classique, en faisant "comme si" l ?avenir n ?était soumis à aucune incertitude, nie la réalité. Elle nie ou sous-estime les "facteurs latents que sont l ?état de doute extrême, la précarité, l ?espoir et la crainte" (86). Car en réalité, nous précise Keynes, nous ne disposons "que de la plus vague idée des conséquences qu ?auront nos actes". En définitive, c ?est bien la réalité de la vie instinctive que la théorie classique nie et dont Keynes émet le souhait de prendre en compte.

a) La détermination du taux d ?intérêt par la préférence pour la liquidité

Cette réalité de la vie instinctive, Keynes la reconnait explicitement lorsque dans le livre IV de la TG, intitulé "L ?incitation à investir", il en vient à présenter sa propre théorie de l ?intérêt. S ?opposant à la tradition classique selon laquelle "le taux de l ?intérêt est le facteur qui amène à s ?équilibrer la demande d ?investissement et le consentement à épargner" (87), Keynes opte pour une détermination du taux d ?intérêt par la préférence pour la liquidité :

"Ainsi le taux de l ?intérêt à tout moment, étant la récompense pour renoncer à la liquidité, mesure la répugnance des personnes qui possède la monnaie à renoncer à leur pouvoir inconditionnel d ?en disposer. Le taux d ?intérêt n ?est pas le ?prix ? qui amène à s ?équilibrer la demande de ressources à investir et le consentement à s ?abstenir de consommations immédiates. Il est le prix qui équilibre le désir de détenir la richesse sous forme de monnaie et la quantité de monnaie disponible" (88).

L ?on retrouve bien dans cette première définition de la préférence pour la liquidité, le désir exécrable de l ?or et de la monnaie en général, en tant que le taux d ?intérêt mesure cette "répugnance". Keynes ajoutera que "c ?est par cette voie et de cette manière que la quantité de monnaie pénètre dans le schème économique" (89). Entendons par-là qu ?auparavant, la monnaie n ?est pas encore définie dans la sphère économique. La monnaie n ?est pas immédiatement économique comme le mythe du développement des échanges et de la monnaie à partir d ?une hypothétique généralisation du troc tente de nous le faire croire (90). Certes, il existe des motifs rationnels de détenir de l ?argent liquide, autrement dit, la préférence pour la liquidité a des déterminants rationnels. Ce sont les motifs de transaction et de précaution. Mais la première définition que Keynes nous donne de cette préférence dépasse sa simple détermination rationnelle :

"Nous pouvons résumer ce qui précède dans la proposition suivante : un état quelconque de la prévision étant donné, il existe dans l ?esprit du public une inclination potentielle à détenir plus d ?argent liquide que n ?en requièrent le motif de transactions et le motif de précaution" (91).

Voilà qui a le mérite d ?être clair et précis. Mais si nous mettons pour l ?instant de côté comme le fait lui-même Keynes, les motifs de finance et plus particulièrement ceux de spéculation qui, liés à la prévision en état d ?incertitude seront abordés dans la troisième section de ce texte, il reste que la préférence pour la liquidité est bien plus que déterminée par de simples motifs rationnels (92).

A partir de ce constat, il est peut-être possible de faire baisser le taux de l ?intérêt. D ?où la possibilité d ?écrire l ?équation de la préférence pour la liquidité. Mais ce ne sera là qu ?une possibilité. Car s ?il est en effet possible de faire baisser le taux d ?intérêt, en ayant recours aux "soins maternels de la part de l ?autorité monétaire" (93) comme le précise Keynes, la validité de l ?équation qu ?il pose est loin d ?être toujours garantie. Keynes rappelle en effet, dans ce qui nous semble être le passage le plus crucial de la TG, la prédominance des "trois facteurs psychologiques fondamentaux" (94) sur les variables économiques :

"Mais, si nous sommes tentés de voir dans la monnaie un élixir qui stimule l ?activité du système, écrit-il, rappelons-nous qu ?il peut y avoir plusieurs obstacles entre la coupe et les lèvres. Alors qu ?on peut espérer que, toutes choses restant égales, un accroissement de la quantité de monnaie fasse baisser le taux de l ?intérêt, ceci ne se produira pas si les préférences du public pour la liquidité augmentent plus que la quantité de monnaie" (95).

Ce qui relativise de beaucoup, au-delà d ?une seule "trappe à la liquidité" qui serait déterminée par un niveau spécifique du taux de l ?intérêt monétaire, l ?équation hicksienne dont Keynes n ?avait émis, nous nous le rappellerons, que la simple possibilité. Et il en va de même pour les autres variables économiques déterminées qu ?elles sont prioritairement par les variables purement psychologiques :

"Alors qu ?on peut espérer que, toutes choses restant égales, la baisse du taux de l ?intérêt fasse croître le flux d ?investissement, ceci ne se produira pas si la courbe de l ?efficacité marginale du capital baisse plus que le taux de l ?intérêt ; alors enfin qu ?on peut espérer que, toutes choses restant égales, une augmentation du flux d ?investissement accroisse l ?emploi, ceci ne se produira pas si la propension à consommer décline" (96).

Ainsi Keynes reconnaît-il que l ?"analyse particulière" qu ?il mène n ?est "importante et utile que pour autant qu ?il existe un lien spécialement direct ou intentionnel entre les variations de la quantité de monnaie et celles du taux de l ?intérêt" (97). Il ne s ?arrête donc pas à cette constatation que les déterminants du taux d ?intérêt sont purement psychologiques, mais que c ?est justement en fonction de cette vertu que l ?on peut agir, et que l ?on se doit d ?agir, autrement dit, qu ?il faut à nouveau utiliser l ?argent comme signe, plutôt que comme symbole, distinction que nous allons désormais opérer.

b) Le double caractère de l ?argent : signe et symbole

Comme le résume parfaitement bien I. Reiss-Schimmel, la problématique de l ?argent est explicitement abordée, dans les écrits freudiens, selon une "double perspective". D ?une part, "sur le plan sémantique, Freud introduit une dimension symbolique inconsciente en établissant une correspondance entre l ?argent et l ?excrément", la "découverte de ce lien symbolique" permettant "d ?expliquer les anomalies des conduites avec l ?argent en les référant aux vicissitudes du stade anal". D ?autre part, et "sur le plan pratique", "la relation d ?argent entre les deux protagonistes de la cure est conçue comme un rappel du ?monde réel ?" (98).

Il est donc peut-être utile d ?opérer avec I. Reiss-Schimmel une distinction entre les concepts de signe et de symbole qui, finalement, "se substituent" trop aisément "l ?un à l ?autre dans l ?usage courant". Le signe dénote de "ce qui en vertu d ?une convention arbitraire correspond à une chose ou à une opération qu ?il désigne". Par contre, toujours selon I. Reiss-Schimmel, le symbole connote "ce qui représente autre chose en vertu d ?une correspondance" ? et comme le précise I. Reiss-Schimmel, "du point de vue psychanalytique, cette correspondance s ?établit avec un symbolisé inconscient" (99). Ainsi, l ?argent pourrait apparaître à la fois comme signe et symbole : d ?une part il constituerait ce que I. Reiss-Schimmel appelle "une modalité symbolique particulière au fondement d ?une technique économique", renvoyant "à ses fonctions de monnaie de compte et de moyen d ?échange" ; d ?autre part, l ?argent comporterait "une dimension symbolique chargée de signification inconsciente" (100), dont on a vu à quoi elle se rapportait.

C ?est bien cette position qu ?à la suite de Freud, Keynes adopte et défend lorsqu ?il appelle, comme nous l ?avons vu, à distinguer "l ?amour de l’argent comme moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie", c ?est-à-dire, l ?argent en tant que signe, de "l’amour de l’argent comme objet de possession", en d ?autres termes, le symbole de possession et de toute-puissance qu ?est l ?argent.

C ?est cette conception que Keynes défend également dans son célèbre article de 1937, "La théorie générale de l ?emploi" :

"La monnaie ? c ?est bien connu ? remplit deux fonctions principales. En tenant le rôle de monnaie de compte, elle facilite les échanges sans qu ?il soit nécessaire qu ?elle apparaisse jamais elle-même comme un objet substantiel. A cet égard, elle est une convention, dénuée de signification ou d ?influence réelle. En second lieu, la monnaie est une réserve de richesse. On nous le dit précisément de cette manière, et sans aucune ironie. Mais dans le monde de l ?économie classique, quel usage insensé c ?est là lui attribuer ! Car on reconnaît comme caractéristique de la monnaie en tant que réserve de richesse le fait qu ?elle est stérile ; alors qu ?en pratique toutes les autres formes de mise en réserve de la richesse rapportent un intérêt ou un profit. En vertu de quoi quiconque ? si ce n ?est dans un asile de fous ? serait-il amené à vouloir utiliser la monnaie comme réserve de richesse ?"

Parce que, précise Keynes, "pour des motifs en partie rationnels et en partie instinctifs, notre désir de détenir de la monnaie comme réserve de richesse est un baromètre de notre degré de défiance quant à nos propres calculs et conventions concernant l ?avenir. Même si cette impression au sujet de la monnaie est elle-même conventionnelle ou instinctive, elle agit, pour ainsi dire, à un niveau plus profond de nos motivations. Elle prend le relais dans les moments où les conventions les plus échafaudées et les plus précaires se sont affaiblies. La possession de monnaie réelle apaise notre inquiétude ; et la prime que nous requérons pour nous faire nous séparer de la monnaie est la mesure de notre degré d ?inquiétude" (101).

Reprenons pas à pas les termes de ce passage crucial pour notre propos. L ?on retrouve bien ici la conception freudienne de l ?argent, en tant qu ?il est à la fois signe ou pure "convention", et symbole ou "réserve de richesse". C ?est là que l ?on se détache de la conception classique, au sens de Keynes. Selon l ?économie politique classique, en effet, il n ?y a que dans un "asile de fou" que l ?on peut saisir la monnaie sous cet angle. Or c ?est bien là que Keynes prend les classiques au mot et qu ?il entend Freud à la lettre. Outre, les motifs rationnels de transaction et de précaution, il y a bien selon Keynes des motifs irrationnels ou plutôt "instinctifs" de détenir des liquidités. Autrement dit, il y a un véritable "désir de détenir de la monnaie comme réserve de richesse", qui agit au "plus profond de nos motivations". On ne trahit pas ses propres termes si l ?on dit que pour Keynes, il existe bien une pulsion (102) inconsciente de détenir de la monnaie.

Si à la suite de Freud l ?on considère "l ?accession au signe comme étant corrélative d ?un palier d ?organisation supérieure de l ?appareil psychique", en tant que c ?est pour lui, le langage, "outil privilégié de l ?expérience analytique", qui "a été le système de signes qui a retenu son attention" (103), l ?on peut dire que Keynes décrit là lui aussi, mais à propos de l ?argent, une "régression" du signe au symbole primitif, lui-même identifié à ce qu ?il symbolise. C ?est bien ce à quoi il nous introduit lorsqu ?il conçoit une "régression" de la conception de l ?argent en tant que symbole qui "prend le relais" de notre conception de l ?argent en tant que signe.

Car comme le précise I. Reiss-Schimmel, les deux aspects, signe et symbole, "bien que relevant de modes de fonctionnement différents, ne sont pas indépendants l ?un de l ?autre". Si "leur relation est étroite en même temps que complexe", il reste que "l ?articulation de ces deux modalités distinctes s ?opère plus ou moins harmonieusement en fonction du degré de structuration de l ?activité symbolisante du sujet" (104). La question que nous devons alors nous poser est la suivante : à quel moment et pourquoi une telle régression se produit-elle ?

c) L ?incertain et la préférence pour la liquidité

Pourquoi et à quel moment l ?argent en tant que symbole de possession prend-il le "relais" de l ?argent pure convention ou simple signe ? Keynes nous le dit clairement : un tel désir de détenir de la monnaie est "un baromètre de notre degré de défiance quant à nos propres calculs et conventions concernant l ?avenir". Autrement dit, il y a régression d ?une utilisation de l ?argent en tant que signe à une utilisation symbolique de l ?argent, lorsque nous sommes inquiets quant à l ?avenir.

Keynes le précisait déjà dès l ?époque de l ?"Auri sacra fames" et du TM, lorsque dans Perspectives économiques pour nos petits-enfants, il associe cette poursuite aveugle de la richesse monétaire, à une "intentionnalité" qu ?il qualifie de "puissante et inassouvie", et dont la "nature a doté chacun d’entre nous, ou presque, à des degrés divers". Qu ?est-ce que cette "intentionnalité" ? L’homme plein d ?"intentionnalité", répond-il, "est toujours en train de chercher à procurer à ses actes une immortalité illusoire et factice en projetant dans l’avenir l’intérêt qu’il peut leur porter" (105). Pour cet homme, nous dit-il, "de la confiture n’est pas de la confiture, à moins qu’il s’agisse d’une caisse de confiture pour demain et jamais de confiture pour aujourd’hui même. Ainsi, en rejetant toujours sa confiture loin dans l’avenir, essaie-t-il d’assurer l’immortalité à son acte confiturier" (106).

Ce qu ?il faut donc entendre dans ces passages de l ??uvre de Keynes, c ?est que notre désir de détenir de la monnaie comme réserve de richesse, autrement dit notre préférence pour la liquidité, est un état maladif par lequel nous tentons de procurer à nos actes "une immortalité illusoire". En d ?autres termes, notre désir de détenir de la monnaie est une défense qui nous fait croire, mais ce n ?est qu ?une "illusion" précise Keynes, que nous pouvons échapper à l ?avenir, en tant que celui-ci est indéniablement voué à la mort. En termes freudiens, notre désir de détenir de la monnaie est lié à une angoisse de mort (107).

Selon Freud en effet, "ce qui caractérise l ?illusion, c ?est d ?être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par là de l ?idée délirante en psychiatrie" (108) :

"Des exemples d ?illusions authentiques ne sont pas, d ?ordinaire, faciles à découvrir, précise-t-il ; mais l ?illusion des alchimistes de pouvoir transmuter tous les métaux en or est peut-être l ?une d ?elles. Le désir d ?avoir beaucoup d ?or, autant d ?or que possible a été très atténué par notre intelligence actuelle des conditions de la richesse ; cependant la chimie ne tient plus pour impossible une transmutation des métaux en or. Ainsi nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci la réalisation d ?un désir est prévalante, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l ?illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel" (109).

L ?illusion suprême étant bien sûr, de se croire immortel. Et ce désir d ?immortalité est bien un désir inconscient, car comme l ?écrivait Freud en 1915, "notre inconscient ne croit pas à la mort personnelle, il se conduit comme s ?il était immortel" (110).

L ?on peut résumer le diagnostic clinique de la psychologie de la société qu ?établit Keynes, comme suit : c ?est pour tenter de remédier à une angoisse, qui est une angoisse de mort, que nous glissons de l ?utilisation de la monnaie comme signe à une utilisation de la monnaie comme symbole primitif de possession, et que nous en arrivons à ce désir de détenir de la monnaie comme réserve de richesse. C ?est bien ce qu ?il exprime lorsqu ?il nous parle du "fétichisme de la liquidité" (111). Or, pour Freud, le fétiche, qui est le substitut du pouvoir et de la puissance, est là pour nier, ou plus exactement pour dénier la réalité dans ce qu ?elle a de plus menaçante (112).

C ?est par rapport à ce diagnostic clinique, que Keynes va tenter de nous mettre en face de notre propre mort. On comprend mieux dès lors son insistance, à travers toute son ?uvre, sur la mort et sur notre devoir de l ?accepter : "Ils marchent le plus sûrement dans les sentiers de la vertu et de la sagesse, ceux qui se soucient le moins du lendemain" (113), écrivait-il en 1930 à la veille de la rédaction de la TG. "Les hommes ne mourront pas toujours calmement" (114), regrettait-il déjà en 1919, dans son ouvrage sur la paix, à la suite de l ?essai de Freud de 1915 sur les "Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort". Accepter la mort et notre possible "déconfiture", c ?est faire un grand "pas" en direction de l ?acceptation de notre désir inconscient et, par là même, vers notre bonheur. C ?est également dans ce sens qu ?il faut à notre avis entendre ce qui restera comme l ?un des plus beaux fleurons de la prose keynésienne : "In the long run we are all dead" (115).

Comment mieux résumer cette conception que par l ?hommage rendu par G. L. S. Shackle à son article de 1937 qu ?il salue comme "l ?apothéose" de la pensée de J. M. Keynes. Selon G. L. S. Shackle, en effet, "la possibilité d ?un chômage massif général procède du rapport d ?une institution humaine, celle de la monnaie, à la nature élémentaire de l ?existence humaine, au voyage infini de l ?être humain dans le vide du temps" (116).

Car c ?est bien de cette institution spécifiquement humaine qu ?est la monnaie que procède effectivement la possibilité d ?un chômage massif, comme du reste Keynes le précise lui-même :

"Pourquoi les volumes de la production et de l ?emploi dépendent-ils plus étroitement du taux d ?intérêt spécifique de la monnaie que du taux d ?intérêt spécifique du blé ou du taux d ?intérêt spécifique des maisons ?" (117).

Comme toujours, la réponse passe par un développement technique pour finalement pouvoir s ?exprimer en une métaphore psychologique pertinente :

"Ce qui veut dire ? nous dit Keynes ? que le chômage se développe parce qu ?on demande la lune. Les hommes ne peuvent être employés lorsque l ?objet de leur désir (i. e. la monnaie) est une chose qu ?il n ?est pas possible de produire et dont la demande ne peut être facilement restreinte. Le seul remède consiste à persuader le public que lune et fromage sont pratiquement la même chose et à faire fonctionner une fabrique de fromage (i. e. une banque centrale) sous contrôle de l ?autorité" (118).

En Angleterre, en effet, nous précise Jean de Largentaye, on raconte aux enfants que la lune est un fromage, cela dans le but certainement d ?échapper à la perpétuelle quête du désir enfantin. Le seul remède au malaise est par conséquent de persuader, et d ?arriver à nous faire comprendre, que le désir ne touche jamais son but. C ?est donc bien, la propriété à laquelle la psychanalyse attribue la vocation spéciale de l ?argent, c ?est-à-dire de pouvoir être considéré comme un désir que l ?on ne peut satisfaire à volonté, "qui se révèle précisément être la source du mal" (119).

En définitive, nous pouvons donc dire que la préférence pour la liquidité est la manière la plus habile ou peut-être la moins confuse qu ?a trouvé Keynes pour exprimer sans choquer les économistes, la découverte psychanalytique selon laquelle le désir d ?or et de puissance est ancrée dans l ?inconscient. Ainsi donc, comme Keynes l ?écrit noir sur blanc, "l ?intérêt est un phénomène hautement psychologique" (120). Et c ?est en fonction de sa nature psychologique, qu ?il va être soumis à une surdétermination par la psychologie collective issues des prévisions touchant à l ?avenir telles qu ?elles résultent de la psychologie de masse.

SECTION III. ? L ?INCERTAIN DANS LA "REVOLUTION" KEYNESIENNE : L ?HYPOTHESE FREUD

L ?incertain et la préférence pour la liquidité sont, dans la théorie keynésienne, les deux faces d ?une même pièce, si l ?on peut dire. C ?est parce que l ?on veut se défendre de ce qu ?il peut arriver dans le futur, que l ?on va vouloir conserver ses avoirs sous la forme la plus liquide possible. Mais ceci n ?est qu ?un cercle vicieux puisqu ?on ne peut nier la réalité. C ?est sur les marchés financiers, bien entendu, que la psychose va atteindre son paroxysme. En effet, on ne peut éliminer l ?incertitude, elle est inhérente à la condition humaine. En conservant nos avoirs sous forme liquide, en préférant la spéculation à l ?entreprise, si nous éliminons l ?incertitude quant à l ?avenir, nous retombons sur une autre incertitude : celle de l ?Autre. En niant notre propre jugement quant à l ?avenir, il ne nous reste plus qu ?à se conformer à celui de l ?autre. De ce fait, on détruit la logique même de l ?entreprise et les titres tout comme le taux d ?intérêt ou l ?efficacité marginale du capital, vont être soumis à la spéculation qui est le résultat d ?une évaluation spécifique fruit de "la psychologie de masse" dont Freud est également l ?inventeur.

A/ La spéculation chez Keynes

C ?est bien là la thèse de Keynes lorsqu ?au chapitre 12 de la TG, intitulé "L ?état de la prévision à long terme", il définit l ?entreprise comme l ?activité "qui consiste à prévoir le rendement escompté des actifs pendant leur existence entière" (121). Autrement dit, dans l ?entreprise, c ?est le long terme qui compte. Or si l ?on nie ce long terme et l ?incertitude qui lui est inhérente, en lui préférant le court terme et la liquidité, l ?on retombe nécessairement sur une autre incertitude, celle de l ?Autre. Car la spéculation est bien définit par Keynes comme "l ?activité qui consiste à prévoir la psychologie du marché" (122).

Keynes "ne saurait dire que la spéculation l’emporte toujours sur l’entreprise", mais force est de constater que "le risque d’une prédominance de la spéculation tend à grandir à mesure que l’organisation des marchés financiers progresse". Ce "risque", il le situe essentiellement aux Etats-Unis ; et Keynes de dénoncer la "tendance" bien américaine, débordant même le cadre du "terrain financier", à "attacher un intérêt excessif à découvrir ce que l’opinion moyenne croit être l’opinion moyenne" (123). Il est donc naturel que ce soit "dans une des principales Bourses des Valeurs du monde, New York", que "ce travers national" touche à son comble. Si "les spéculateurs peuvent être aussi inoffensifs que des bulles d’air dans un courant régulier d’entreprise", il dénonce la tendance inverse que l ?entreprise ne soit plus "qu’une bulle d’air dans le tourbillon spéculatif" (124).

Car la logique spéculative n ?épargne personne. Même l ?individu le plus rationnel ne peut pas échapper à ce "tourbillon". D ?une part, à cause du caractère nécessairement limité des ressources du particulier, ce qui ne lui permet pas, même s ?il le désirerait, "d ?investir sans se préoccuper des fluctuations momentanées du marché" (125). D ?autre part, parce qu ?il ne serait de toute façon pas "raisonnable" de "payer 25 pour un investissement dont on croit que la valeur justifiée par le rendement escompté est 30, si l ?on croit aussi que 3 mois plus tard le marché l ?évaluera à 20" (126).

Comme le souligne parfaitement bien A. Orléan à la suite de Keynes, "en supposant même que l ?on puisse définir et calculer sans ambiguïté une valeur fondamentale [?] associée au titre, celle-ci ne saurait déterminer, dans le court terme, le prix du marché que dans la stricte mesure où la majorité des opérateurs pensent que cette évaluation est effectivement la valeur fondamentale. Ce qui a force de loi sur le marché, c ?est uniquement l ?opinion moyenne des échangistes. [?] Connaître la valeur fondamentale n ?ajoute aucune information supplémentaire sur le prix de la période suivante" (127).

On observe donc dans la TG, une rupture totale avec la logique économique orthodoxe. C ?est "cette déconnexion du marché financier et des grandeurs économiques objectives", comme le souligne Orléan, qui va être "ce par quoi l ?analyse keynésienne se distingue radicalement des thèses traditionnelles" (128). Alors que dans la théorie traditionnelle, les "bulles spéculatives" décrivent des "situations où le prix observé diffère de la valeur fondamentale", et sont en cela des "situations pathologiques" résultats de "comportement individuels irrationnels" n ?apparaissant que "dans des circonstances exceptionnelles", pour Keynes, la divergence entre la valeur fondamentale et le prix est le fruit d ?un comportement rationnel, pour autant que celui-ci ne doit pas s ?entendre au sens de l ?analyse orthodoxe. Ce comportement est d ?abord, comme nous aimons à le souligner avec Orléan, "la conséquence de la recherche de la liquidité" (129) ; et à l ?origine de cette préférence pour la liquidité, il y a notre fuite devant l ?avenir.

Dans son article de 1937, Keynes précise bien qu ?en matière d ?avenir, "il n ?y a pas de fondement scientifique sur lequel on puisse formuler, de façon autorisée, quelque raisonnement probabiliste que ce soit. Nous ne savons pas, tout simplement. Néanmoins, la nécessité d ?agir et de décider nous oblige, en tant qu ?hommes pratiques, à faire de notre mieux pour surmonter cette réalité embarrassante" (130).

Face à cette incertitude radicale, à ce : "nous ne savons pas, tout simplement", l ?on peut certes continuer à se laisser guider par le présent ; mais c ?est là continuer à nier notre propre opinion sur l ?avenir. Or, si nous admettons que "notre opinion propre et individuelle est dénuée de valeur", nous ne pouvons alors que nous efforcer "de retomber sur l ?opinion du reste du monde", nous ne pouvons que nous efforcer "de nous conformer au comportement de la majorité ou au comportement moyen" (131). Cependant, une telle "théorie pratique de l ?avenir" ne peut qu ?être "sujette à des changements soudains et violents" (132) et contredit ainsi la possibilité d ?une croissance équilibrée de long terme.

Keynes nous fait ensuite part de ses doutes quant à la bonne compréhension par le lecteur de son message : "Le lecteur a peut-être l ?impression, écrit-il, que cette dissertation générale et philosophique sur le comportement de l ?espèce humaine est quelque peu éloignée de la théorie économique qui fait l ?objet de la discussion. Pourtant, en ce qui me concerne, précise-t-il, je suis d ?avis contraire" (133).

La présente section a pour objet de montrer qu ?une telle position philosophique sur le comportement de l ?espèce humaine est fortement ancrée et trouve son origine dans la théorie psycho-sociologique freudienne. Car à cet égard, en effet, il s ?élabore dans l ?analyse keynésienne une "vision du lien social", selon l ?expression d ?Orléan, qui diffère radicalement "de celle contenue dans la philosophie spontanée de l ?Economie Politique" (134).

B/ Keynes, Freud et la "psychologie de masse"

Comme le souligne Robert Boyer, la dynamique ou la "logique" des comportements sur les marchés financiers, mais peut-être pas seulement sur ces marchés, est une "logique des foules" (135). Keynes utilise du reste lui-même le terme de "psychologie de masse" pour définir les comportements sur le marché (136). Or, quelques années plus tôt, en 1921, Freud publie son célèbre essai Psychologie des foules et analyse du moi (en allemand : Massenpsychologie und Ich-Analyse). L ?expression employée par Keynes pour définir ce qu ?il appelle l ?"évaluation conventionnelle" est la traduction mot à mot de l ?expression employée par Freud pour généraliser un phénomène que Le Bon et quelques autres auteurs avaient qualifié de foule. Quelle est la thèse de Freud dans cet essai de 1921 ?

a) Définition de la foule selon Freud

Nous n ?analyserons pas ici en détail l ?essai de 1921 (137), mais tenterons d ?aller directement au c ?ur de la conception freudienne de la psychologie collective. Dans cet essai, Freud tente de lever "l ?opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale", opposition qui "perd beaucoup de son acuité si on l ?examine à fond", puisque "dans la vie psychique de l ?individu pris isolément, l ?Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d ?emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié" (138).

L ?on ne doit pas se méprendre sur le sens de l ?analyse de Freud dans cet essai. Sa portée est beaucoup plus large que l ?on ne pourrait y penser à priori et dépasse largement le phénomène de la simple foule telle que la décrit Le Bon ou celui des foules "artificielles" que sont pour Freud l ?Eglise et l ?Armée. C ?est une véritable vision du lien social que l ?auteur tente de nous faire saisir dans cet essai.

Freud constate d ?abord qu ?on a "réuni sous le terme de ?foule ? des formations très différentes qui ont besoin d ?être distinguées". Il s ?attachera d ?abord à décrire des foules simples spontanées et éphémères dont les foules révolutionnaires, en particulier celles de la grande Révolution française, ont influencé les peintures de Sighele, de Le Bon et de bien d ?autres auteurs. Il s ?attachera ensuite à décrire des foules "hautement organisées" que sont l ?Eglise et l ?Armée, qui nécessitent elles une contrainte extérieure pour les préserver de la dissolution. Mais ce n ?est ni l ?une ni l ?autre en particulier qui attirent son attention. Car les premières ne sont que superposées aux deuxièmes "comme les vagues courtes mais hautes le sont aux longues houles de mer" (139) et les secondes ne sont que des foules "artificielles". Freud s ?attarde un peu plus sur ces dernières pour la simple raison qu ?on y reconnaît "avec une grande netteté certains caractères qui, dans d ?autres, sont beaucoup plus camouflés" (140).

En fait, parti de l ?hypothèse de Totem et tabou, selon laquelle les foules ou hordes avec meneur seraient "les plus primitives et les plus accomplies", Freud se demande si ce meneur, ce chef primitif, ne pourrait pas, dans les autres foules, "avoir pour substitut une idée, une abstraction, ce vers quoi les foules religieuses, avec leur chef suprême impossible à montrer, font bel et bien la transition ; une tendance commune, un désir partagé par le grand nombre, ne fournirait-il pas ce même substitut ? Cette abstraction pourrait à son tour s ?incarner plus ou moins parfaitement dans la personne d ?un meneur, en quelque sorte secondaire, et il résulterait de la relation entre idée et meneur d ?intéressantes combinaisons" (141). Ce qui l ?intéresse donc dans les foules "artificielles", c ?est qu ?elles semblent faire transition entre les foules primitives et les foules actuelles. Ce qui intéresse avant tout Freud ce n ?est donc ni les foules "éphémères" ni les foules "artificielles", mais de savoir si l ?on ne peut pas retrouver dans n ?importe quelle institution ce substitut d ?un meneur ou d ?un chef primitif. Car comme il le souligne lui-même, la psychologie des foules traite "de l ?homme isolé, en tant que membre d ?une lignée, d ?un peuple, d ?une caste, d ?une classe, d ?une institution, ou en tant que partie d ?un agrégat humain qui s ?organise en foule pour un temps donné, dans un but déterminé" (142). En résumé, ce qui l ?intéresse, c ?est la question du lien social prise globalement.

A cet égard, le marché, en tant qu ?institution, pourrait parfaitement servir d ?exemple (143). Ainsi le marché serait bien une foule organisée, comme l ?analyse keynésienne le laisse elle-même supposer. C ?est ce que nous allons voir désormais.

b) Keynes, Freud et la psychologie collective

Quelles sont donc les principales caractéristiques des foules, ou quelle est la logique de la psychologie collective ?

D ?abord, tout comme Keynes le notera à son tour en 1936, Freud précise que la logique de la foule n ?offre pas d ?échappatoire :

"Il est manifestement dangereux, note Freud, de se mettre en contradiction avec elle, et l ?on est en sécurité lorsqu ?on suit l ?exemple qui s ?offre partout à la ronde, donc éventuellement même lorsqu ?on ?hurle avec les loups ?. Dans l ?obéissance à la nouvelle autorité, on a le droit d ?interrompre l ?activité de sa ?conscience ? antérieure en cédant aux appâts du gain de plaisir auquel on parvient à coup sûr en supprimant ses inhibitions. Il est donc au total pas si étrange de voir l ?individu isolé faire ou approuver dans la foule des choses dont il se détournerait dans ses conditions de vie" (144).

Le parallèle avec le diagnostic keynésien est ici frappant. Si l ?on se rappelle que pour Keynes, l ?"évaluation conventionnelle" est le "fruit de la psychologie de masse", on notera que tout comme Freud souligne qu ?il vaut mieux "hurler avec les loups", Keynes insistera sur le fait qu ?il vaut mieux "échouer avec les conventions que réussir contre elles".

Il n ?est donc pas si "étrange" que des "professionnels compétents", décrit par Keynes comme "doués d ?un jugement plus sûrs et de connaissances plus étendues", ne corrigent pas les "fantaisies" de certains "ignorants livrés à leurs propres lumières". Comme le souligne R. Boyer, le "paradoxe" est que les spéculateurs adoptent une attitude apparemment contradictoire par rapport à leurs propres évaluations : "ils n ?y croient pas individuellement, mais collectivement, ils se mettent à y croire" (145). Or c ?est justement ce phénomène "étrange" que Freud tente d ?expliquer et nous allons voir comment.

Ensuite, observons que tout comme Freud, Keynes situe cette "tendance" et ce "risque" à s ?immerger dans la "psychologie de masse" outre Atlantique. Freud insistera également dans un passage de Malaise dans la civilisation où il renvoie à son essai de 1921, sur ce qu ?il appelle "le danger suscité par un état particulier qu ?on peut appeler ?la misère psychologique de la masse ?". Ce "danger" devient selon lui, "des plus menaçants quand le lien social est créé principalement par l ?identification des membres d ?une société les uns aux autres : "L ?état actuel de l ?Amérique, précise-t-il, fournirait une bonne occasion d ?étudier ce redoutable préjudice porté à la civilisation". Néanmoins il résiste à la tentation de se "lancer dans la critique de la civilisation américaine", ne tenant pas à donner l ?impression de vouloir lui-même "user de méthodes américaines" (146).

Enfin, c ?est dans la définition même de la foule, que l ?origine freudienne de l ?analyse de Keynes devient la plus évidente. Selon Freud en effet, on l ?aura compris, la formule de la constitution d ?une foule est une formule "libidinale". Freud la résume en une formule efficace : le "miracle" est que dans la foule, "l ?individu abandonne son idéal du moi et l ?échange contre l ?idéal de la foule" (147). Or, nous avons là très précisément, la définition keynésienne du comportement sur les marchés financiers, en ce que celle-ci peut se résumer par sa célèbre métaphore que l ?on a désormais coutume d ?intituler celle du concours de beauté :

"Ou encore, pour varier légèrement la métaphore ? écrit Keynes ? la technique du placement peut être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s’approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu’il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu’il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle. Il ne s’agit pas pour chacun de choisir les visages qui, autant qu’il en peut juger, sont réellement les plus jolis ni même ceux que l’opinion moyenne considérera réellement comme tels. Au troisième degré où nous sommes déjà rendus, on emploie ses facultés à découvrir l’idée que l’opinion moyenne se fera à l’avance de son propre jugement. Et il y a des personnes, croyons-nous, qui vont jusqu’au quatrième ou cinquième degré ou plus loin encore" (148).

Cette métaphore du concours de beauté illustre parfaitement la thèse freudienne de la constitution libidinale de la foule. D ?une part, parce que la référence ne se fait pas à un concours quelconque, mais précisément à un concours faisant référence à la "beauté", dans ce qu ?elle a justement de libidinale, d ?idéale et de tragique, s ?opposant parfaitement à l ?intelligence des comportements rationnels. D ?autre part et surtout, parce qu ?il s ?agit bien pour l ?individu du concours de beauté décrit par Keynes, d ?"abandonner" son idéal et de l ?"échanger" contre celui de la foule, et en l ?occurence d ?échanger son idéal de la beauté contre celui de la foule. Il s ?agit bien là de la formule explicitement donnée par Freud, de la constitution de la foule.

Certes, on peut entendre la métaphore du concours de beauté comme un pur problème de logique mimétique ou un simple dilemme du prisonnier. Mais là encore, on ne peut que retomber sur le problème du temps et de l ?incertain. C ?est ce que nous démontre le grand exégète de la pensée freudienne qu ?aura été Jacques Lacan, dans un parfait résumé de cette métaphore du concours de beauté. Dans un texte de 1945 intitulé fort à propos pour ce qu ?il en est du notre, "Le temps logique et l ?assertion de certitude anticipée" (149), Jacques Lacan propose en effet au sophiste, ce que nous pouvons appeler son propre dilemme du prisonnier, autrement dit un problème de logique dont il nous semble que les conclusions qu ?il en tirera, pourront parfaitement bien résumer à la fois la pensée psychosociale freudienne et celle de la macro-économie keynésienne.

Après avoir fait appeler trois détenus de son choix, le directeur d ?une prison leur tint à peu près ce langage :

"Pour des raisons que je n ?ai pas à vous rapporter maintenant, messieurs, je dois libérer un d ?entre vous. Pour décider lequel, j ?en remets le sort à une épreuve que vous allez courir, s ?il vous agrée.

Vous êtes trois ici présents. Voici cinq disques qui ne diffèrent que par leur couleur : trois sont blancs, et deux sont noirs. Sans lui faire connaître duquel j ?aurai fait choix, je vais fixer à chacun de vous un de ces disques entre les deux épaules, c ?est-à-dire hors de la portée directe de son regard, toute possibilité indirecte d ?y atteindre par la vue étant également exclue par l ?absence ici d ?aucun moyen de se mirer.

Dès lors, tout loisir vous sera laissé de considérer vos compagnons et les disques dont chacun d ?eux se montrera porteur, sans qu ?il vous soit permis, bien entendu, de vous communiquer l ?un à l ?autre le résultat de votre inspection. Ce qu ?au reste votre intérêt seul vous interdirait. Car c ?est le premier à pouvoir en conclure sa propre couleur qui doit bénéficier de la mesure libératoire dont nous disposons.

Encore faudra-t-il que sa conclusion soit fondée sur des motifs de logique, et non seulement de probabilité. A cet effet, il est convenu que, dès que l ?un d ?entre vous sera prêt à en formuler une telle, il franchira cette porte afin que, pris à part, il soit jugé sur sa réponse" (150).

Puis, le directeur de la prison, tenant ses promesses, pare chacun des trois prisonniers d ?un disque blanc, sans utiliser les noirs, dont Lacan prend soin de nous rappeler qu ?il n ?en disposait que de deux.

Comment les prisonniers peuvent-ils résoudre ce problème ? Elémentaire, répond Lacan en endossant l ?habit du sophiste. Chacun doit pouvoir effectuer le raisonnement suivant qui lui permettrait d ?être libéré :

"Je suis un blanc, et voici comment je le sais. Etant donné que mes compagnons étaient des blancs, j ?ai pensé que, si j ?étais un noir, chacun d ?eux eût pu en inférer ceci : ?Si j ?étais un noir moi aussi, l ?autre, y devant reconnaître immédiatement qu ?il est un blanc, serait sorti aussitôt, donc je ne suis pas un noir ?. Et tous deux seraient sorti ensemble, convaincus d ?être des blancs. S ?ils n ?en faisaient rien, c ?est que j ?étais un blanc comme eux. Sur quoi, j ?ai pris la porte, pour faire connaître ma conclusion" (151).

Cependant, selon Lacan, la solution n ?est que "sophisme, au sens classique du mot", c ?est-à-dire qu ?elle n ?est qu ?"un exemple significatif pour résoudre les formes d ?une fonction logique au moment historique où leur problème se présente à l ?examen" (152). Lacan n ?en conseille pas d ?en faire l ?épreuve car il craint à juste titre que, bien qu ?il ne soit prévu dans la solution parfaite que des gagnants, le fait ne s ?écarte que trop de la théorie. Car, comme il le conclue magistralement, "il n ?est que de faire apparaître au terme logique des autres la moindre disparate pour qu ?il s ?en manifeste combien la vérité pour tous dépend de la rigueur de chacun, et même que la vérité, à être atteinte seulement par les uns, peut engendrer, sinon confirmation, l ?erreur chez les autres. Et encore ceci que, si dans cette course à la vérité, on n ?est que seul, si l ?on n ?est tous, à toucher au vrai, aucun n ?y touche pourtant sinon par les autres" (153).

Dans cette référence au collectif que J. Lacan effectue à la fin de cet article, il situe "ce que Freud a produit sous le registre de la psychologie collective" et que Keynes met à jour dans sa lumineuse métaphore : "le collectif n ?est rien, que le sujet de l ?individuel" (154). On peut alors dire que, dans cette critique radicale que Keynes adresse à la théorie économique classique, l ?enjeu n ?est sûrement pas de présenter la macro-économie comme une technique encore plus jolie et raffinée que celle de la micro-économie, mais bien de situer la rationalité économique non pas tant à un niveau limité, qu ?à sa véritable position renvoyant immédiatement à l ?Autre et à la mort.

Conclusion

Dans son article de 1985, O. Favereau envisageait trois hypothèses possibles : une faible, une moyenne et une forte. La faible consiste à expliquer l ?évolution de la pensée keynésienne à partir des outils conceptuels forgés par une théorie qui lui est extérieure (en l ?occurence celle de Wittgenstein), la moyenne à expliquer cette évolution par l ?influence "inconsciente" (tel est le qualicatif utilisé par O. Favereau) de cette théorie, la forte enfin, par expliquer l ?évolution intellectuelle de Keynes, par l ?influence explicite, reconnue et avouée de la théorie extérieure. S ?agissant de l ?hypothèse Freud, les deux premières possibilités sont difficilement envisageables, dans la mesure où d ?une part, l ?outil privilégié de la psychanalyse demeure l ?interprétation et, d ?autre part, son argument conceptuel majeur l ?"inconscient". En outre, si l ?influence de la théorie freudienne est très rarement avouée par Keynes (155), il reste que les références aux concepts freudiens sont très souvent explicites.

Ce sera bien sûr au lecteur de juger en dernier ressort, mais s ?il ne s ?était agit là que d ?une simple analogie, nous pouvons alors dire qu ?elle est pour le moins "troublante" : entre d ?une part, un Sigmund Freud qui tente de faire découvrir l ? "in-conscient" au monde entier et, d ?autre part, un John Maynard Keynes qui, sur la même scène, tente pour sa part de démontrer la possibilité d ?un chômage "in-volontaire". Mais comment ne pas terminer en évoquant ce passage de la conclusion de "My Early beliefs", écrit juste après la rédaction de la TG en septembre 1938, dans lequel J. M. Keynes, prenant du recul sur ses premières convictions philosophiques cambridgiennes, regrette finalement que lui-même et tous les adeptes de Moore de l ?époque, furent tous intellectuellement "pré-Freudien" (156).

Nous conserverons donc notre hypothèse de départ consistant à postuler que si avant la TG, la psychologie keynésienne issue de la théorie freudienne, s ?insérait au sein du cadre de l ?analyse économique, avec la TG, c ?est l ?analyse économique qui s ?insère au sein des "lois" psychologiques fondamentales.

Dans son Histoire de l ?analyse économique J. A. Schumpeter disait de la psychanalyse et de Freud : "Vers 1900, bien qu ?elle resta toujours une méthode thérapeutique, elle commença à révéler un aspect beaucoup plus large ? elle commença à se développer en une théorie générale du fonctionnement de l ?esprit humain. La vieille idée de personnalité subconsciente et de ses luttes avec le moi conscient fut élaborée et rendue opérationnelle avec une efficacité insurpassable par Freud. Je ne peux ? ni sans doute ne dois ? faire plus qu ?indiquer les vastes possibilités d ?application à la Sociologie ? la Sociologie politique particulièrement ? et à l ?Economie que me semblent se dessiner pour l ?avenir : une Sociologie freudienne de la politique (y compris les politiques économiques) dépassera sans doute un jour en importance toutes les autres applications du freudisme" (157).

S ?il nous semble, car c ?est l ?une des deux hypothèses que nous avons tenté de défendre dans ce texte, que l ?analyse du processus de production scientifique de J. M. Keynes proposée par J. A. Schumpeter est hautement pertinente, il reste qu ?il n ?a pas su voir ce que l ?autre hypothèse de ce texte tentait de démontrer : c ?est qu ?une telle application de la théorie freudienne à l ?économie que lui-même prévoyait, s ?était réalisée sous ses yeux à travers l ??uvre magistrale de quelqu ?un qui lui était extrêmement proche : John Maynard Keynes.

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Notes

1. Favereau, 1985, p. 49.
2. Wittgenstein, 1961, p. 166.
3. M. de Certeau, 1990, pp. 23-24.
4. M. de Certeau, 1990, pp. 23-24.
5. M. de Certeau, 1990, p. 29.
6. Cf. Hession, 1985, p. 401.
7. M. de Certeau, 1990, p. 17.
8. M. de Certeau, 1990, pp. 30-31.
9. A cet égard, O. K. Bouwsma rapporte qu’afin de devenir professeur à Cambridge, Wittgenstein dû soumettre un manuscrit à la commission dont Keynes faisait partie. Plus de la moitié de ce manuscrit était consacré à la thèse selon laquelle il existe un parallèle étroit entre la philosophie et la psychanalyse, thèse qui aurait très fortement impressionné Keynes, comme il le confia lui-même à Wittgenstein peu de temps après (cf. J. Bouveresse, 1991, p. 20).
10. P.-L. Assoun, 1988, p. 16.
11. P.-L. Assoun, 1988, pp. 221-222.
12. Schumpeter, 1983, vol. III, pp. 567-568.
13. Schumpeter, 1983, vol. III, p. 544.
14. Durant la seconde guerre mondiale Keynes proposa en effet, un programme d’épargne obligatoire afin de parer aux risques d’inflation de guerre (cf. Keynes, 1996).
15. La projet keynésien de la TG, comme bon nombre d’auteurs l’ont fait remarquer, n’est somme toute pas complètement radical.
16. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste , Gallimard, Paris, 1986, p. 148.
17. Roazen, 1976, p. 12.
18. Keynes, Collected Writings [CW], vol. II, p. 25-26 (trad. fr., 1920, p. 43).
19. Keynes, CW, II, p. 26 (trad. fr., 1920, p. 44).
20. Keynes, CW, II, p. 31 (trad. fr., 1920, pp. 49-50).
21. Keynes, CW, II, p. 34 (trad. fr., 1920, p. 52).
22 Keynes, CW, X, p. 18-19 (trad. fr., 1993, pp. 134-135).
23. Freud & Bullitt, 1990, p. 8.
24. Hession, 1985, pp. 12-13.
25. Hession, 1985, pp. 12-13.
26. Cf. également : Skidelski, 1983 et 1992.
27. Cf. Hession, 1985, pp. 12-13.
28. Cf. Skidelsky, 1992, p. 17 et Raymond Williams, "The Significance of Bloomsbury as a Social and Cultural Group", dans Crabtree et Thirlwall, 1980, p. 64-65.
29. Hession, 1985, pp. 60-61.
30. Strachey L., Victoriens éminents , Gallimard, Paris, 1980.
31. Cité par Hession, 1985, p. 196 ; cf. également Mini, 1991, p. 128.
32. Meisel & Kendrick, 1990, p. 373 (la lettre de Freud à Lytton Strachey est datée du 25 décembre 1928). Cette lettre est également reprise par Mini, 1991, p. 143.
33. Hession, 1985, p. 197.
34. eisel & Kendrick, 1990, p. 331 (la lettre de James à Alix relatant ce fait est datée du Jeudi 18 juin 1925).
35. Keynes, CW, XXVIII, pp. 392-393.
36. Cf. Hession, 1985, pp. 303-304 (également traduit par G. Dostaler et M. Beaud, pp. 33-34) et Skidelsky, 1992, p. 414.
37. Hession, 1985, pp. 303-304.
38. Sur le combat commun que menèrent Freud et le groupe de Bloomsbury contre la morale victorienne, cf. Skidelsky, 1983, p. 251.
39. Cité par Hession, 1985, p. 126.
40. Freud traduisit en 1879, sur une proposition de Brentano à Theodor Gomperz, l’éditeur des œuvres complètes, le douzième volume des œuvres complètes de J.-S. Mill en Allemand, volume qui était consacré à la question ouvrière, à l’affranchissement des femmes et au socialisme.
41. Freud, L’avenir d’une illusion, p. 67.
42. Freud, La vie sexuelle, p. 45.
43. Freud, 1981, pp. 20-21.
44. Freud, La vie sexuelle, p. 46.
45. Keynes, CW, IX, p. 302-303 (trad. fr. : Keynes, 1933, p. 239-240 ; la traduction pour laquelle nous avons optée ici est celle de Hession, 1985, p. 267).
46. Hession, 1985, p. 267.
47. Keynes, CW, II, p. 11-13 (trad. fr., 1920, pp. 27-29).
48. Keynes, CW, II, p. 11-13 (trad. fr., 1920, pp. 27-29).
49. Keynes, CW, II, p. 13 (trad. fr., 1920, p. 28-29).
50. Freud, L’avenir d’une illusion, pp. 15-16.
51. Freud, 1992, pp. 105-106.
52. reud, 1992, pp. 105-106.
53. Keynes, CW, XVII, p. 449.
54. Keynes, CW, IX, p. 69 (trad. fr., 1971, p. 28).
55. Sur "Le point de vue économique en psychanalyse", cf. G. Rosolato, La portée du désir - ou la psychanalyse même, PUF, Paris, 1996, chapitre VII, pp. 123-134.
56. Schumpeter, 1983, vol. III, pp. 550-551.
57. Schumpeter, 1983, vol. III, pp. 550-551.
58. Schumpeter, 1983, vol. III, pp. 550-551.
59. "Selon moi, a-t-il écrit, la chose la plus importante du point de vue historique, c’est la disparition complète de la théorie de la demande et de l’offre pour la production entendue globalement, c’est-à-dire la théorie de l’emploi après qu’elle ait été pendant un quart de siècle le sujet dont on a le plus débattu dans le monde de l’économie. Après la publication de mon Treatise on Money, l’une des transitions particulièrement importantes pour moi a été la constatation brutale de cette réalité. Cela est arrivé seulement après que j’eus énoncé pour moi-même cette loi psychologique qui veut que lorsque le revenu augmente, l’écart entre le revenu et la consommation augmente aussi - une conclusion de la plus grande importance dans ma pensée mais apparemment jamais exprimée telle quelle dans la pensée de quelqu’un d’autre. Puis, sensiblement plus tard, s’est imposée la notion de l’intérêt en tant qu’il signifie une préférence pour les liquidités ; elle est devenue presque évidente dans mon esprit dès l’instant où j’en ai eu la révélation. Dernier épisode, après une quantité considérable de brouillons et de versions, la définition correcte de l’efficacité marginale du capital a relié toutes ces choses entre elles" (Cité par Hession, 1985, p. 346).
60. Schumpeter, 1983, vol. III, p. 533.
61. Keynes, CW, V, p. XVII (trad. fr. : Hession, 1985, p. 295).
62. Par exemple sur "la race sémite, dont les instincts, selon Keynes, sont les plus pénétrants quant aux qualités essentielles de l’argent" ; selon lui, elle "n’a jamais prêté une grande attention aux signatures trompeuses de la monnaie qui satisfont l’amateur financier du Nord ; elle est seulement préoccupée du toucher et du poids du métal" (Keynes, CW, V, p. 11) (trad. fr. : Hession, 1985, p. 297).
63. Keynes, CW, VI, p. 259 (trad. fr. : Hession, 1985, pp. 263-264).
64. Cf. Skidelsky, 1992, p. 188.
65. Keynes, CW, VI, p. 258 (trad. fr., 1971, p. 79).
66. Keynes, CW, VI, p. 258-259 (trad. fr., 1971, p. 80).
67. Keynes, CW, VI, p. 258-259 (la traduction est tirée de Jones, 1969, pp. 117-118).
68. Jones, 1969, p. 82.
69. Sur une présentation de la théorie psychanalytique en termes de théorie des choix cf. Kolm, 1980, pp. 269-339.
70. Jones, 1969, p. 127.
71. Jones, 1969, p. 127.
72. Jones, 1969, pp. 117-118.
73. Ferenczi, dans Borneman, 1978, pp. 99-100. A cet égard, nous dit Ferenczi, "la phrase l’argent n’a pas d’odeur est un euphémisme par inversion. Dans le subconscient il se formule sans aucun doute ainsi : pecunia olet, c’est-à-dire : argent = escrément" (Ferenczi, dans Borneman, p. 109).
74. Ferenczi, dans Borneman, 1978, pp. 99-100.
75. Macmillan Committee on Finance and Industry (commission d’enquête sur les rapports entre le système bancaire et l’économie réunissant ministres, banquiers, hommes d’affaires et un groupe de quinze experts dont Keynes).
76. Keynes, CW, XX (trad. fr. dans G. M. Henry, 1997, p. 64). Sur l’utilisation de l’expression "sadique-anale" par Keynes, cf. Winslow, 1988,p.556-561 et Skidelsky,1992,p.88.
77.Keynes, CW, IX, p. 329 (trad. fr., 1971, p. 138). Sur l’utilisation des concepts freudiens au sein de l’essai Perspectives économiques pour nos petits-enfants, cf. Winslow, 1988, p. 556-561 et Skidelsky, p. 234-237.
78. Freud, Cinq psychanalyse, p. 379.
79. Freud, La technique psychanalytique, p. 84.
80. Freud, 1953, p. 91.
81. Freud, L’Avenir d’une illusion, p 46 (cité par I. Reiss-Schimmel, p. 260).
82. Reiss-Schimmel, 1993, p. 260.
83. Keynes, 1985, p. 295.
84. Freud, L’avenir d’une illusion, pp. 7-8.
85. Keynes, CW, XIV, p. 115 (trad. fr., 1990, pp. 146).
86. Keynes, CW, XIV, p. 122 (trad. fr., 1990, p. 155).
87. Keynes, 1985, p. 186.
88. Keynes, 1985, p. 177.
89. Keynes, 1985, p. 177.
90. Cf. sur ce sujet Aglietta et Orléan, 1982.
91. Keynes, 1985, p. 213.
92. Ce qui sera confirmé dans l’article de 1937 (Keynes, 1990, pp. 146-147) - cf. le point suivant.
93. Keynes, 1985, p. 188.
94. Keynes, 1985, p. 252.
95. Keynes, 1985, p. 184.
96. Keynes, 1985, p. 184.
97. Keynes, 1985, pp. 213-214.
98. Reiss-Schimmel, 1993, p. 207.
99. Reiss-Schimmel, 1993, pp. 209-210.
100. Reiss-Schimmel, 1993, pp. 209-210.
101. Keynes, CW, XIV, p. 115-116 (trad. fr., 1990, pp. 146-147).
102. Si Keynes a pesé ses mots, comme nous le pensons, on ne peut se méprendre. Par exemple, l’utilisation du terme "instinct" n’est certainement pas ici anodin. C’est en effet le terme que James Strachey a utilisé pour traduire le "Trieb" freudien. Si aujourd’hui les anglo-saxons préfèrent le traduire par "drive", comme les français préfèrent aujourd’hui le terme de pulsion à celui d’"instinct" qui avait servi en premier lieu, comme en anglais, à traduire l’un des principaux concepts métapsychologiques freudien, il reste que Keynes, à l’instar de la traduction de son ami Strachey, utilise bien un concept freudien pour préciser sa vision de la détermination du taux d’intérêt dans cet article de 1937. Ce concept ne qualifie en effet ni un comportement fixé par l’hérédité, préformé et caractéristique de l’espèce, mais il se situe si l’on peut dire à la limite du psychique et du somatique (Cf. à ce sujet, Meisel & Kendrick, pp. 364-365).
103. Reiss-Schimmel, 1993, p. 243.
104. Reiss-Schimmel, 1993, pp. 209-210.
105. Keynes, CW, IX, p. 329-330 (trad. fr., 1971, pp. 138-139).
106. Keynes, CW, IX, p. 330 (trad. fr., 1971, pp. 138-139).
107. Sur ce thème, cf. également Lantz, 1988.
108. Freud, L’avenir d’une illusion, p. 44.
109. Freud, L’avenir d’une illusion, p. 45.
110. Freud, Considération actuelles sur la guerre et sur la mort (1915), dans Freud, 1981, p.36.
111. Keynes, 1985, p. 167.
112. Freud, La vie sexuelle, pp. 133-138.
113. Keynes, CW, IX, p. 331 (trad. fr., 1971, pp. 140-141).
114. "Men will not always die quietly" (Keynes, CW, II, p. 144 ; trad. fr., 1920, p. 184).
115. Keynes, CW, IV, p. 65.
116. Traduction de Hession, 1985, p. 361.
117. Keynes, 1985, p. 232.
118. Keynes, 1985, pp. 242-243.
119. Keynes, 1985, pp. 242-243.
120. Keynes, 1985, p. 211.
121. Keynes, 1985, p. 171.
122. Keynes, 1985, p. 171.
123. Keynes, 1985, p. 171.
124. Keynes, 1985, p. 171.
125. Keynes, 1985, p. 169.
126. Keynes, 1985, p. 167.
127. Orléan, 1988, p. 235.
128. Orléan, 1988, p. 236.
129. Orléan, 1988, p. 236.
130. Keynes, CW, XIV, p. 114 (trad. fr., 1990, p. 144-145).
131. Keynes, CW, XIV, p. 114 (trad. fr., 1990, pp. 144-145).
132. Keynes, CW, XIV, p. 114 (trad. fr., 1990, pp. 144-145).
133. Keynes, CW, XIV, p. 115 (trad. fr., 1990, pp. 146).
134. Orléan, 1988, p. 232.
135. Boyer, 1992, p. 67.
136. Que l’analyse de Keynes s’intègre remarquablement bien au schéma freudien ne doit pas nous surprendre, puisque comme nous l’ont montré M. Aglietta et A. Orléan, elle s’intègre déjà parfaitement à l’analyse de René Girard. Or, cette dernière n’est finalement qu’une version édulcorée, au sens de désexualisée, de la théorie freudienne (cf. sur ce point C. Bormans, La réduction en esclavage et sa relation à l’émancipation du concept d’économie, Thèse de doctorat d’économie, Université de Picardie - Jules Verne, Amiens,1995, pp. 468-478).
137. Ce travail a en effet donné lieu à de nombreuses pistes de recherche sur de nombreux concepts freudiens tels que l’identification, le Moi, l’idéal du Moi, le Surmoi, etc.
138. Freud, 1981, p. 123.
139. Freud, 1981, p. 141.
140. Freud, 1981, p. 154.
141. Freud, 1981, p. 162.
142. Freud, 1981, p. 124.
143. Il serait du reste intéressant, selon ce schéma, de savoir si l’on ne peut pas trouver en la personne du crieur ou du commissaire-priseur walrassien, une "transition" vers le refoulement total de ce substitut du chef primitif dont nous parle Freud.
144. reud, 1981, p. 143.
145. Boyer, 1992, p. 62.
146. Freud, Malaise dans la civilisation, p. 70. Skidelsky souligne également l ?importance de l’antiaméricanisme de Keynes, notamment dans les années 1920 (Skidelsky, I, p. 20).
147. Freud, 1981, pp. 198-199.
148. Keynes, 1985, p. 168.
149. J. Lacan, 1966, pp. 197-215.
150. J. Lacan, 1966, pp. 197-198.
151. J. Lacan, 1966, p. 198.
152. J. Lacan, 1966, p. 199.
153. J. Lacan, 1966, p. 212.
154. J. Lacan, 1966, p. 213.
155. Rappellons-nous qu’il signera anonymement l’article qu’il lui consacrera (sur ce point voir également Ted Winslow, 1986, p. 550).
156. Keynes, CW, X, p. 448. Cf. sur ce point : Skidelsky, 1983, p. 143 et Geoff Hodgson, "Persuasion, Expectations and the Limits to Keynes", dans Lawson and Pesaran, 1985, chap. 2, p. 23.
157. Schumpeter, 1983, vol. III, p. 334.

P.-S.

Ce texte d’abord fait l’objet d’une présentation aux Journées d’étude sur la pensée keynésienne organisées par le Centre de Recherche en Économie Politique, Publique et Régionale d’Amiens (CREPPRA), le 27 mai 1997, à la Faculté d’Économie et de Gestion de l’Université de Picardie - Jules Verne.

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