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Sciences Humaines

Croyance et Économie

« Le Seigneur Dieu le fit sortir ensuite du jardin délicieux » (Gen. 3, 23)

par Christophe BORMANS

« Aussi l’économie politique n’est-elle pas une science de calcul, mais une science morale. Elle égare quand on croit se guider par des nombres ; elle ne mène au but que quand on apprécie les sentiments, les besoins et les passions des hommes » (Sismondi).

L’économie moderne néoclassique semble tirer sa légitimité de sa scientificité, à laquelle elle oppose volontiers la croyance et l’idéologie. Comme Alfred Marshall, le père fondateur de l’économie néoclassique anglo-saxonne, le soulignait dans ses célèbres Principes d’économie politique, publiés en 1890 :

« [...] La plus grande partie des actions dues à un sentiment de devoir et d’amour envers le prochain ne peuvent pas être classées, ramenées à des lois et mesurées. C’est pour cette raison, et non pour la raison qu’elles ne sont pas basées sur l’intérêt personnel, que l’économie politique ne peut pas édifier sur elles ses constructions » [1].

Il est pourtant d’une simplicité déconcertante de démontrer que toute l’économie politique classique tire quant à elle sa légitimité de l’éthique de l’Ancien Testament. Les développements menés afin de légitimer les raisonnements économiques concernant ces problèmes cruciaux pour l’économie que sont la rareté et la valeur, le problème des facteurs de production (travail et capital) de la monnaie et de l’autorégulation du système économique dans son ensemble découlent, très nettement, de la Genèse et des dix commandements. Lorsque l’on sait que les économistes néoclassiques ne tirent eux-mêmes leur légitimité que de leurs pères fondateurs, il est difficile de soutenir, comme le fait pourtant Alfred Marshall, que la croyance ou l’idéologie aient été à jamais bannies de leur « science ». Est-ce à dire que l’économie ne va pas sans la croyance ? Disons plutôt que le problème fondamental est que la croyance sous jacente à ses raisonnements est tout bonnement niée par l’économie scientifique moderne, que l’on pourrait dès lors accuser, sans jeu de mot, de mauvaise foi.

« Le Seigneur Dieu le fit sortir ensuite du jardin délicieux »... La Fin de l’abondance et le début de la rareté

À la fin du chapitre troisième de la Genèse, se trouve l’épisode où Dieu chasse Adam et Ève du paradis terrestre. Ayant eu peur de la voix de Dieu, Adam se cachait, sachant désormais qu’il était nu. Dieu l’appelle : « Où êtes-vous ? », et comprend qu’ils ont mangé du fruit de l’arbre défendu (3, 11). Bien entendu, le serpent est lui-même maudit entre tous les animaux et devra désormais se contenter de ramper sur le ventre. Mais surtout, la terre elle-même, est « maudite » (3, 17) : elle « produira des épines et des ronces » et les hommes devront se nourrir non pas de fruit, mais « de l’herbe de la terre » (3,18), c’est-à-dire du « pain » (3,19). Et pour empêcher qu’Adam ne porte à nouveau "sa main à l’arbre de la vie", et qu’en en mangeant à nouveau « il ne vive éternellement », c’est-à-dire pour empêcher qu’il ne devienne l’égal de Dieu, il devra se contenter de connaître « le bien et le mal » et, finalement, est chassé du « paradis de délices » que Dieu avait planté au commencement (2, 8) :

« Le Seigneur Dieu le fit sortir ensuite du jardin délicieux » (3, 23).

La chute du paradis et la terre désormais maudite signent la fin du règne de l’abondance et le début de la rareté. Or, ce qui est rare est cher. Qu’exprime donc la théorie de la valeur rareté, si chère, quant à elle, aux économistes classiques et néoclassiques, que cette chute du paradis ? C’est ce qu’exprime très clairement Auguste Walras (1800-1866), économiste français - et père du fondateur de l’économie néoclassique Léon Walras (1834-1910) -, dans son célèbre traité d’économie politique, « De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur », publié en 1831. Posant les fondements de l’économie politique néoclassique en France, Auguste Walras commence par reconnaître que « la limitation de certaines choses utiles » fait sans aucun doute partie de « l’ordre universel » et rempli « dignement », dit-il, « la place qui lui a été assignée par l’auteur de la nature » :

« Si Dieu avait voulu que tous nos besoins fussent satisfaits par des biens illimités, sans doute il aurait pu le faire ; et, puisqu’il en a disposé autrement, il faut croire qu’il a eu un but : ce but même n’est pas difficile à saisir. La rareté de certains biens, la valeur dont ils sont doués et le sacrifice qu’exige leur acquisition, sont très propres à donner l’essor à notre industrie, et contribuent puissamment au développement de toutes nos facultés. Ainsi, sous le rapport de la morale et d’une saine philosophie, la limitation de certaines choses utiles, et la valeur qui en dépend, sont à l’abri de toute critique ou de toute objection solide ».

Bien entendu, comme Auguste Walras le précise tout de suite après, ce « respect » et cette « reconnaissance pour la Providence divine », ne gêne en rien de discuter des « conséquences économiques » qui résultent de cette valeur et de cette rareté. Il n’en demeure pas moins que dès les premiers pas de l’économie politique, l’essor de l’industrie capitaliste se trouve d’emblée une légitimité divine, fondée sur la théorie de la valeur, elle-même assise sur la chute du paradis terrestre.

« Vous enfanterez dans la douleur »... Le travail

Certes, le problème de la valeur a d’abord été envisagé par les économistes classiques, anglais notamment, sous la forme de la valeur travail. Cependant, là encore, il était impossible à l’économie politique classique de se départir d’une certaine conception du travail toute droite issue de cette même chute du paradis terrestre.

C’est au même moment, en effet, que Dieu d’adressa à la femme et, avant de lui donner son nom, Ève (3, 20), lui dit tout de go : « Je multiplierai vos maux et vos grossesses. Vous enfanterez dans la douleur » (3, 16). Dieu s’adresse également à Adam, et lui dit clairement que d’avoir écouté la voix de sa femme, et d’avoir mangé du fruit de l’arbre dont il lui avait défendu de manger, non seulement « la terre sera maudite », mais surtout, « c’est à force de travail » qu’il en tirera de quoi se nourrir toute votre vie durant (3, 17). Ce n’est qu’à la « sueur » de son visage qu’il mangera son pain et, en outre, il est bien précisé que c’est « pour travailler à la culture de la terre » (3, 23) que le Seigneur Dieu les fit sortir du jardin délicieux.

C’est bien cette conception du travail qui va prévaloir lorsque, à la disparition progressive de la société féodale, l’économie politique classique va forger le terme de travail qui, jusque-là n’était nullement utilisé dans l’acception courante qu’on lui attribue aujourd’hui.

Comme le fait judicieusement remarquer l’économiste et anthropologue Maurice Godelier dans son Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, cette double acception du travail, celle de douleur et de maux d’une part, et celle d’accouchement de l’autre, se rencontre dès le XIIe siècle. À l’époque, le vocable de « travail » désigne un instrument de torture fait de trois pieux, « tripalium », et « travailler » signifie avant tout torturer. À la même époque cependant, l’on retrouve également la seconde acception du même vocable. Le « travail » désigne également « les efforts faits par une femme pour accoucher » - cette expression subsistant toujours d’ailleurs.

En d’autres termes, le travail, à l’époque, ne signifie nullement l’ensemble des activités humaines coordonnées en vue de produire ou de contribuer à produire ce qui semble le plus utile à l’homme. Dans la société féodale, il n’y a pas de terme générique pour le fait de travailler, mais bien plutôt, un ensemble de termes qui, chacun, vient désigner une activité agricole précise, comme labeur pour le labourage, par exemple.

Ce n’est qu’avec l’émergence progressive d’une société organisée autour d’un marché, que le terme de travail va progressivement se substituer à ceux, plus spécifiques, désignant le fait d’œuvrer sur une terre. Ainsi, le vocable même de travail au sens que lui donne le vocabulaire de l’économie politique classique du XVIIIe siècle, est-il lui-même dérivé, aussi bien d’un strict point de vue étymologique que du point de vue du sens courant, du troisième chapitre de la Genèse.

« Vous ne vous ferez point d’idoles ni d’image taillée »... Le capital et la monnaie

Réitérant ses dix commandements au début du chapitre vingt-six du Lévitique, Dieu commence par faire explicitement allusion à l’épisode dit du « Veau d’or » :

« Je suis le Seigneur votre Dieu : Vous ne vous ferez point d’idoles ni d’image taillée, vous ne dresserez point de colonnes ni de monuments, et vous n’érigerez point dans votre terre de pierre remarquable par quelque superstition, pour l’adorer. Car Je suis le Seigneur votre Dieu » (Lévitique, 26, 1).

Au chapitre trente-deux de l’Exode, en effet, alors que Moïse se trouve sur le mont Sinaï et qu’il parle avec Dieu, le peuple s’impatiente. Voyant que Moïse tardait à redescendre de la montagne, le peuple se rebelle. Femmes et enfants ôtent leurs boucles d’oreilles et leurs pendentifs, puis les jettent en fonte, afin de former un veau d’or, une idole, devant lequel ils dressent finalement un autel pour lui offrir des holocaustes. Le peuple lui-même s’adonne à la mauvaise conduite, ne pense plus qu’à manger et boire, chanter et danser.

C’est alors que Dieu demanda à Moïse de descendre, car son peuple avait « péché » (Exode, 32, 7). Alors qu’il a encore dans ses mains « les deux tables du témoignage » fraîchement gravées de la main de Dieu, Moïse est frappé de stupeur lorsqu’il constate avec désolation le triste spectacle qui s’offre à lui : autour du veau d’or, s’animent danses et beuveries. Moïse entre alors dans une grande colère : il jette les tables, les brisants au pied de la montagne, puis, s’emparant du veau, il le jette à son tour dans le feu. Le veau réduit en poudre, il jette cette poudre dans de l’eau qu’il fait boire jusqu’à la lie à tout le peuple (Exode, 32, 20).

Dans le Livre des Psaumes en outre, l’Ancien Testament rappelle par le psaume de David (XIV) que celui qui pratique la justice et la droiture (celui « qui dit la vérité dans son cœur » et ne fait pas de mal à son prochain), ne doit pas non plus donner « son argent à usure » (Psaume, 14, 5). Celui qui se conduit ainsi « ne sera jamais ébranlé », il est juste, il vivra, dit le Seigneur, l’Eternel (Livre des Psaumes, 14).

Bien entendu, les penseurs scolastiques se sont empressés de faire respecter à la lettre l’Ancien Testament et dans ces conditions, il était difficile qu’un échange monétaire profitable, qu’il s’effectue avec de l’or ou de l’argent, puisse véritablement émerger comme principe organisateur de la société.

À première vue, par conséquent, les économistes, qui prônent l’échange monétaire en espèces sonnantes et trébuchantes et la pratique du prêt à intérêt, se conduisent bien plus comme le peuple d’Israël avec Moïse, qu’en respectant à la lettre la parole divine. Enfin, pourrait-on penser, quelques idées subversives par rapport à la croyance en Dieu, vient animer l’économie politique ! Regardons-y cependant d’un peu plus près.

Certes, il y eut bien les mercantilistes qui subvertirent le commandement de l’Éternel et qui trouvèrent grand intérêt à rapporter à leurs rois, les pièces de métal jaune des nouveaux continents. Il aura d’abord fallu pour cela, convaincre les grandes puissances catholiques. Après avoir échoué auprès de Jean II du Portugal et auprès des rois d’Angleterre et de France, Christophe Colomb séduit finalement la Couronne espagnole en déclarant qu’avec l’or, « on peut tout faire, on peut même faire entrer des âmes au Paradis » [2].

Cependant, il nous faut bien vite revenir à la réalité de l’économie politique orthodoxe. Nous n’avons évoqué là que le mercantilisme espagnol, dont le raisonnement ne va pas mener la couronne espagnole très loin, tant il semblait confondre la conséquence de la richesse, l’accumulation de métaux précieux, avec sa cause même, qu’il n’avait pas encore réussie à dégager clairement. Cette erreur, ni le mercantilisme commercial anglais, ni le mercantilisme industriel français ne la commettront. Bien au contraire, c’est en promouvant le commerce extérieur (mercantilisme anglais) et l’industrie royale (mercantilisme français), que naîtra véritablement l’économie politique classique, puis néoclassique, laquelle recommande très clairement la plus grande prudence à l’attention de la nouvelle idole de fonte.

Qu’on la désigne sous la forme de l’or, véritable « étalon » ou « idole » moderne gravée, ou sous la forme de papier-monnaie représentant la tête du Monarque représentant de Dieu dans ce bas monde, les économistes relèguent la plupart du temps son étude en appendice de leurs manuels, prétextant la célèbre loi de Walras, selon laquelle, si « n moins un » marchés sont en équilibres, le n-ième l’est nécessairement.

Que reprend ici en chœur toute l’économie orthodoxe, si ce n’est le premier commandement du vingt-sixième chapitre du Lévitique, le fameux « Vous ne vous ferez point d’idoles ni d’image taillée » ? Les dangers, clamés haut et fort par l’orthodoxie économique, du phénomène de l’inflation, c’est-à-dire de la multiplication des signes monétaires, ne sont que preuves appuyées de ce respect à la lettre de l’Ancien Testament par l’économie politique. La multiplication des signes monétaires devient, comme dans l’épisode du Veau d’or, la cause de la rupture des lois économiques.

Mieux, Milton Friedman, le grand rénovateur de la pensée classique et néoclassique au XXe siècle et prix Nobel d’économie en 1976, se substitue purement et simplement à Moïse, et n’hésite pas une seule seconde à comparer l’inflation à l’alcoolisme :

« L’inflation est comme l’alcoolisme. Lorsqu’un homme se livre à une beuverie, le soir même cela lui fait du bien. Ce n’est que le lendemain qu’il se sent mal » (Milton Friedman, Inflation et systèmes monétaires, 1969).

Si l’on se rappelle en effet, que l’épisode du Veau d’or est également celui des danses et des « beuveries » du peuple de Moïse, l’on est en droit de soutenir que le seul mot d’ordre de l’économie néoclassique en matière de politique économique, se confond purement et simplement avec le premier commandement du chapitre vingt-six du Lévitique. À cause unique, remède unique : Milton Friedman conseille tout simplement aux gouvernements de « fabriquer moins de monnaies », bref, de se faire moins d’image, « point d’idole ».

Quant au problème de l’épargne et du capital, il découle logiquement de celui de l’usure et du prêt à intérêt, tant les économistes orthodoxes mettent un point d’honneur à faire du taux d’intérêt le prix du capital. Car là encore, selon l’expression même d’Adam Smith, « les capitaux augmentent par l’économie ; ils diminuent par la prodigalité et la mauvaise conduite » [3].

Bref, l’économie, au sens premier du terme, c’est l’épargne certes, mais c’est surtout l’abstinence : c’est s’abstenir de la prodigalité et de la mauvaise conduite, s’abstenir de boire, de chanter et de danser devant l’idole. C’est fondre en un seul veau de fonte, tous les bijoux et boucle d’oreilles, et s’abstenir de les consommer. C’est cela, épargner.

À cet égard, John Maynard Keynes ne croyait pas si bien dire lorsqu’il soutenait que cette représentation de l’abstinence était le véritable « postulatum d’Euclide de la théorie classique » et que « cette hypothèse une fois admise », tout le reste en découlait [4].

Main invisible ou Main de Dieu ?

Après avoir démontré toute la légitimité de leurs théories de la valeur, du travail, du capital et de la monnaie, en l’attribuant à leur seule « science », il ne restait plus aux économistes qu’à démontrer qu’il en résulterait, pour l’ensemble de la société, un bien-être sans précédent et une harmonie supérieure à toutes celles qu’avaient jusque-là connue les sociétés humaines.

Pour cela, les économistes classiques n’ont pas hésité à emprunter des métaphores hautement significatives. À la métaphore diabolique du « Banquet de la nature », du Pasteur Robert Malthus, justifiant par la rareté « naturelle », que n’est pas convié qui veut au dit banquet, avait déjà précédé, en 1776, la célèbre métaphore de la « Main invisible » du théologien Smith, père fondateur de l’économie politique classique et orthodoxe :

« Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. [...] En dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler » [5].

Bien entendu, devant la haute connotation divine de cette Main invisible à laquelle Smith fait appel pour justifier des bienfaits de la société capitaliste naissante, tous les croyants vont penser bon de devoir se mobiliser pour promouvoir l’organisation du marché.

Cependant, dès le début du XVIIIe siècle, un certain nombre de penseurs vont confronter le modèle théorique légitimé par l’économie orthodoxe à la réalité des faits, et ne vont pas se priver de dénoncer les effets délétères, au quotidien, de l’industrialisation. Au premier rang de ceux qui tente de préserver les liens privilégiés que l’homme entretiendrait avec la terre, l’on retrouve, bien entendu, le catholicisme social. Le problème est que l’Eglise elle-même, par l’intermédiaire de Léon XIII, pape de 1878 à 1903, ne semble pas croire que les lois naturelles puissent se confondre avec celles de l’économie. Dans sa célèbre encyclique de 1891, le « pape des ouvriers », aborde la question des inégalités produites par le système capitaliste et, tout en réfutant le socialisme, assène son mot d’ordre :
 « Il faut mettre l’économie au service de l’homme » (Léon XIII, Rerum novarum, 1891).

Devant les attaques conjointes de l’utopie, de la réforme et du socialisme, l’économie politique classique et orthodoxe va, à partir de la fin du XIXe siècle, évoluer en un courant néoclassique. Mais qu’est-ce qui distingue, finalement, les classiques des néoclassiques ? Essentiellement la méthodologie utilisée. Alors que les économistes classiques procédaient par métaphores philosophico-morales afin de démontrer la supériorité du système libéral de marché comme principe organisateur de la réalité sociale, les économistes néoclassiques vont désormais utiliser l’outil mathématique pour asseoir leurs propres métaphores.

Mais ne nous trompons pas. Ne confondons pas la démonstration proprement dite, l’outil, et l’hypothèse que l’on souhaite soutenir. Si les outils de prédilections utilisés par les économistes néoclassiques pour asseoir leurs thèses et démontrer leurs hypothèses sont bien les mathématiques, la thèse, elle, a toujours été et ne sera jamais autre chose, qu’une métaphore. Que ce soit la « Main invisible » de Smith, ou le « Passager clandestin » des économistes néoclassiques, n’y change rien, il s’agit dans les deux cas de métaphores. Ce qui change uniquement, c’est la manière de la faire entendre : le raisonnement purement philosophique et moral dans un cas, le raisonnement mathématique à la marge, dans l’autre. D’ailleurs, bon nombre de thèses et d’hypothèses des néoclassiques font déjà partie intégrante du corpus théorique central de l’économie politique classique.

Les thèses les plus sophistiquées des économistes néoclassiques se trouvent déjà, pour la plupart, clairement énoncées par les économistes classiques. La théorie du salaire d’efficience est déjà clairement envisagée par Smith, le théorème d’impossibilité de K. Arrow est la reprise du paradoxe de Condorcet, quant à la fameuse courbe de A. Laffer, elle est déjà explicitement énoncée par J. B. Say. Ce qui change, c’est uniquement la démonstration : courbe en dos d’âne dans un espace géométrique à deux dimensions et outillage mathématique sophistiqué dans le premier cas, formule sibylline et percutante dans l’autre : « Une diminution d’impôts, en multipliant les jouissances du public, augmente les recettes du fisc ». Entre les deux mêmes hypothèses : plus d’un siècle et demi de raisonnements mathématiques néoclassiques.

En d’autres termes, alors que les économistes classiques n’arrivaient pas à totalement dissimuler et parfois même légitimaient leur raisonnement à l’aide de référence à l’Écriture sainte, la science économique néoclassique se contente de gommer ces références et tente de légitimer le raisonnement par la science et les mathématiques. Mais le raisonnement étant le même, en ce qu’il se propose de démontrer la supériorité de l’économie de marché, l’économie moderne est, qu’elle le veuille ou non, basée sur cette croyance première.

Ironie du sort, les économistes néoclassiques prennent leurs références dernières, leur légitimité dans la continuité de la discipline, là même où la croyance en Dieu était la plus affirmée, comme chez Frédéric Bastiat, par exemple, que d’aucuns n’hésite pas à élever au rang de père fondateur du libéralisme moderne. Or, son ouvrage majeur, les Harmonies économiques, est parcouru de métaphores divines et Frédéric Bastiat y avoue explicitement sa référence au Nouveau Testament :

« Il y a dans ce livre une pensée dominante ; elle plane sur toutes ses pages, elle vivifie toutes ses lignes. Cette pensée est celle qui ouvre le symbole chrétien : Je crois en dieu » [6].

La différence fondamentale entre l’économie classique et l’économie néoclassique ne serait-elle pas finalement elle aussi légitimée par la différence entre un Ancien Testament d’une part et un Nouveau Testament de l’autre ?

La remise en cause par les nouveaux économistes des hypothèses traditionnelles de la concurrence pure et parfaite [7], est peut-être une tentative de dépasser cette légitimité que l’économie politique a dès l’origine puisé à la source de la religion judéo-chrétienne. La reconnaissance d’une dynamique économique de déséquilibres et d’un marché imparfait qui n’est plus exclusivement régie par une main invisible tombée du ciel, constitue sans doute une nouvelle tentative d’asseoir la théorie des échanges sur de nouvelles bases, dégagée de l’imagerie pieuse de l’économie des XVIIIe et XIXe siècles. Cependant, les concepts d’anticipation, de rationalité limitée et de confiance ne sont-ils pas autant de termes substitutifs pour ce que l’on a eu de tout temps coutume d’appeler croyance ?

Conclusion

La science a horreur du Vide, du Souffle du Verbe et de la Création qu’elle méconnaît et tente de nier par-dessus tout. La science économique n’y échappe pas. Certes, elle a des effets, mais ils sont eux-mêmes, au fur et à mesure qu’elle avance, effet de distraction, c’est-à-dire d’obstruction de la différence et du vide. Ils font « écran » à la différence radicale, pour jouer ici sur le mot « écran », symbolisant ce que la science moderne considère comme l’une de ses plus grandes inventions, l’écran, celui-ci se déclinant à l’infini : écran de cinéma d’abord, de télévision ensuite, d’ordinateur et de téléphone portable désormais.

Laissons cependant le dernier mot à un économiste, Frédéric Bastiat qui, dans la conclusion de son dernier chapitre des Harmonies Économiques, exprimait d’une manière beaucoup plus rigoureusement et poétique, l’hypothèse que nous nous sommes attachée à soutenir dans ce texte :

« L’homme est ainsi fait. Quand un phénomène l’affecte, il en cherche la cause, et s’il la trouve, il la nomme. Puis il se met à chercher la cause de cette cause, et ainsi de suite jusqu’à ce que, ne pouvant plus remonter, il s’arrête et dise : C’est Dieu, c’est la volonté de Dieu. Voilà notre ultima ratio. Cependant le temps d’arrêt de l’homme n’est jamais que momentané. La science progresse, et bientôt cette seconde, ou troisième, ou quatrième cause, qui était restée inaperçue, se révèle à ses yeux. Alors la science dit : Cet effet n’est pas dû, comme on le croyait, à la volonté immédiate de Dieu, mais à cette cause naturelle que je viens de découvrir. - Et l’humanité, après avoir pris possession de cette découverte, se contentant, pour ainsi parler, de déplacer d’un cran la limite de sa foi, se demande : Quelle est la cause de cette cause ? - Et ne la voyant pas, elle persiste dans son universelle explication : C’est la volonté de Dieu. - Et ainsi pendant des siècles indéfinis, dans une succession innombrable de révélations scientifiques et d’actes de foi » [8].

P.-S.

Ce texte constitue une première version d’un article publié dans l’ouvrage intitulé « La Croyance » (Studyrama, Collection « Principes - Culture générale », Jeunes Éditions, Paris, Septembre 2003, pp. 245-254).

Notes

[1A. Marshall, Principes d’économie politique, Livre I, Chapitre cinquième, « L’objet de l’économie politique », §7, 1890.

[2C. Colomb, cité par G. Lelarge, Dictionnaire thématique de citations économiques et sociales, 1993.

[3Adam Smith, La Richesse des nations, Livre II, chapitre III, "Du travail productif et du travail non productif, de l’accumulation du capital", 1776.

[4J. M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, p. 46.

[5Adam Smith, La Richesse des nations, Livre IV, chapitre II, Des entraves à l’importation seulement des marchandises qui sont de nature à être produite par l’industrie.

[6F. Bastiat, Harmonies économiques, Introduction au chapitre XX.

[7cf. C. Bormans, L’Indispensable de la Pensée Économique, Chapitre X, Jeunes Éditions, Paris, 2003.

[8Frédéric Bastiat, Rapports de l’économie politique avec la morale, avec la politique, avec la législation, avec la religion, Harmonies Économiques, Chapitre XXV.

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