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Sciences humaines, Psychanalyse et Économie

Échange et monnaie

Auri Sacra Fames

par Christophe BORMANS

Échange et monnaie

« La monnaie est principe et fin de l’échange », écrivait déjà Aristote, quatre siècles avant J.-C., au chapitre neuf de ses Politiques. Il entendait par là dénoncer une pratique qui gagnait de l’importance au sein de la cité grecque, eu égard à l’économie (oeconomia) : la chrématistique. Or Aristote souhaitait une économie se rapprochant d’une pratique paternaliste de bonne gestion du domaine familial, visant à satisfaire aux besoins fondamentaux de tous ceux, femmes, esclaves et enfants, qui y vivaient. Garantir au mieux l’autonomie de ce microcosme et minimiser les rapports d’échange que celui-ci entretenait avec l’extérieur, et notamment avec les marchés, tel était l’objectif avoué de l’économie antique. Cette façon pré-économique d’envisager la monnaie et les échanges va dominer la pensée occidentale jusqu’à la révolution mercantile. Saint-Thomas-d’Aquin, fidèle à Aristote, réaffirme plus de quinze siècles après le Stagirite, que cette façon de s’enrichir par les échanges, et notamment par les échanges monétaires, est la plus contraire à la nature, c’est-à-dire, à l’ordre social existant : « On ne peut vendre l’argent et son usage », affirme-t-il dans sa Somme théologique en 1266. Plus précisément, cette façon d’acquérir est en totale contradiction avec la justice divine. L’Ancien Testament le stipule clairement : « l’homme qui pratique la droiture et la justice ne prête pas à intérêt et ne tire point d’usure ; celui-là est juste, il vivra, dit le Seigneur, l’Eternel.

Ce n’est qu’avec le mercantilisme espagnol, que la recherche d’or et d’argent émerge comme une priorité absolue pour les souverains. Pour cela, bien entendu, il aura d’abord fallu convaincre les grandes puissances catholiques. Après avoir échoué auprès de Jean II du Portugal et auprès des rois d’Angleterre et de France, Christophe Colomb séduit finalement la Couronne espagnole, alors même que l’Ancien Testament prônait encore que « la réputation est préférable à de grandes richesses » et que « la grâce vaut mieux que l’argent et l’or ». On comprend mieux la subversion et la fascination qu’aura dû opérer le grand navigateur : « L’or est une chose merveilleuse, déclare-t-il, avec lui, on peut tout faire, on peut même faire entrer des âmes au Paradis. [1] » En effet, ce n’est qu’à partir du XVIe siècle que la monnaie d’or et d’argent semble progressivement s’imposer comme une nouvelle divinité aux États et aux nations du Vieux Continent. D’ailleurs, Diderot n’hésitera pas à dénoncer, à la fin du XVIIIe siècle, que « l’or qui mène à tout est devenu le lieu de la nation. [2] »

Gardons-nous cependant de croire trop rapidement que le mercantilisme est le seul responsable de la promotion de l’or et l’argent au sein de l’échelle des valeurs des sociétés occidentales. Le mercantilisme industriel français, ou le mercantilisme commercial anglais, plus tardif, tendent à refuser à la monnaie de métal le rôle divin que le mercantilisme espagnol semblait lui attribuer. Ainsi, Antoine de Montchrestien, à qui l’on attribue l’invention de l’expression même d’économie politique, n’hésite pas à déclarer au tout début du XVIIe siècle : « Ce n’est pas l’abondance d’or et d’argent, la quantité de perles et de diamants, qui fait les États riches et opulent. (...) Nous sommes devenus plus abondants d’or et d’argent que n’étaient nos pères, poursuit-il, mais non pas plus aisés et plus riches. [3] »

Par conséquent, dès son acte de naissance, l’économie politique orthodoxe semble par résolue à traiter et à analyser la monnaie comme un simple moyen et non comme une fin, et par là, à en revenir à une conception plus aristotélicienne de la monnaie, sans pour autant pouvoir dénoncer, bien entendu, la formidable multiplication des échanges dont elle semble pourtant être la cause. Comment ce tour de force pourra-t-il être opéré par l’économie politique ? C’est à cette question que nous tenterons de répondre dans une première partie de ce chapitre, avant de nous demander, dans une seconde partie, jusqu’à quel point, ce tour de force est scientifiquement acceptable.

La fabuleuse histoire des échanges et de la monnaie

Comment exclure la monnaie du lieu fictif de la généralisation des marchandises, le marché, tout en sachant qu’elle en est, effectivement, le principal instrument ? C’est à ce véritable tour de force topologique que se sont successivement employés les économistes orthodoxes, classiques et néoclassiques, depuis maintenant trois siècles. À qui se refuse, à l’instar des économistes habitués à représenter les courbes d’offre et de demande dans un plan à deux dimensions (prix et quantité), de quitter définitivement l’espace géométrique euclidien, le mythe est encore la meilleure présentation que l’on puisse trouver à cette topologie.

La fabuleuse et mythique histoire de la monnaie peut se résumer en trois âges et deux fonctions principales : l’âge de la monnaie marchandise, celui de la monnaie papier (la monnaie fiduciaire) et, enfin, l’âge de la monnaie bancaire (la monnaie scripturale). Parallèlement, la monnaie présente essentiellement deux fonctions principales : celle d’intermédiaire des échanges et d’unité de compte, et celle de réserve de valeur. En combinant les différentes fonctions de la monnaie à travers ces trois âges, on obtient un superbe conte économique que P. A. Samuelson, qui fût, en 1970, le premier Américain à recevoir le prix Nobel d’économie, nous raconte avec toute sa verve :

« Historiquement, des marchandises extrêmement variées ont joué, à telle ou telle époque, le rôle d’intermédiaire des échanges et d’unité de valeur : bétail, tabacs, cuirs et peaux, fourrures, huile d’olive, bière ou spiritueux, esclaves ou femmes, cuivre, fer, or, argent, anneaux, diamants, grains d’ambre, coquillages, gros rochers, bornes et mégots de cigarette. Chacun des objets énumérés ci-dessus présente, du point de vue monétaire, certains avantages et certains inconvénients. Le bétail n’est pas divisible en petite monnaie mais, quand elle est thésaurisée, cette monnaie a des chances de croître par le jeu de la reproduction. Le fer rouille, et sa valeur est si faible que l’on devrait le transporter dans une charrette. La valeur d’un diamant varie selon sa grosseur : c’est pourquoi une pierre perd de sa valeur si elle est fragmentée.

La plupart des sortes de monnaie tendaient naguère à avoir quelque valeur ou utilité propre. Ainsi l’ambre lui-même servait à des fins décoratives. Quant au papier-monnaie, il a pris au début la forme d’un reçu délivré contre une quantité donnée de métal précieux par un orfèvre ou par l’hôtel des monnaies.

À l’âge de la monnaie marchandise a succédé l’âge de la monnaie papier. L’essence de la monnaie, sa nature, est symbolisée par un billet de papier. La monnaie, en tant que monnaie, et non pas en tant que marchandise, est désirée, non pas pour elle-même, mais pour les choses qu’elle permet d’acheter ! Nous désirons non pas faire directement usage de la monnaie, mais bien plutôt l’utiliser en nous en défaisant. Même quand nous préférons l’affecter à des fins de thésaurisation, sa valeur provient du fait que nous pourrons la dépenser ultérieurement.

L’emploi de monnaie papier (monnaie fiduciaire) s’est généralisé parce qu’il offre de nombreuses commodités en tant qu’intermédiaire des échanges. Les billets de banque sont faciles à transporter et à conserver. En imprimant plus ou moins de zéros sur le recto du billet, on peut incorporer une quantité plus ou moins grande de valeur à ce support léger, peu encombrant et aisément déplaçable. En faisant un usage judicieux du système décimal, on peut le diviser à volonté. En le gravant avec soin, on fait ressortir nettement sa valeur monétaire, tout en le protégeant contre la contre façon et l’altération.

Enfin, l’ère de la monnaie bancaire (ou scripturale) consistant en dépôts bancaires, bases des tirages de chèques, s’est branchée sur l’ère du papier-monnaie.

De nos jours, aux États-Unis, les neuf dixièmes (en valeur, sinon en nombre) de toutes les opérations de règlement s’effectuent par chèques. Le traitement d’un professeur est versé directement à son compte bancaire.

Il paie son loyer ou son dentiste au moyen de chèques, ses notes d’essence ou d’hôtel avec une carte de crédit. À l’exception d’un peu d’argent de poche qui lui sert à payer ses déjeuners et ses frais de transport, il se peut qu’il ne manipule pour ainsi dire pas d’espèces tout au long de l’année. [4] »

Ainsi, la monnaie bancaire ou scripturale que l’on connaît actuellement serait finalement née de la rencontre du progrès des techniques bancaires d’une part, et de la rationalité économique croissante de l’esprit humain d’autre part. L’hypothèse qui sous-tend cette démonstration est claire : c’est le développement des échanges marchands qui stimule la croissance et la rationalisation de la masse monétaire et surtout pas l’inverse.

Si, en tant qu’élément indispensable à la généralisation des échanges de marchandises, les pièces et billets doivent cependant être exclus de la représentation d’un tel phénomène, cette petite histoire de la monnaie nous en rappelle une autre, encore plus connue. Si Dieu a fait l’homme à son image, nulle image de Dieu ne doit pouvoir se représenter. C’est, du reste, l’évolution logique de la monnaie, en ce qu’elle tend vers sa forme scripturale, celle d’une pure inscription immatérielle. Car le danger de toute représentation est mortel. Le fameux : « tu ne te feras point d’idole » est alors repris en choeur par les économistes orthodoxes, dans les dangers clamés haut et fort, que représente le phénomène de l’inflation : « La cause immédiate de l’inflation est toujours et partout la même : un accroissement anormalement rapide de la quantité de monnaie par rapport au volume de la production. [5]. La multiplication des signes monétaires devient, comme dans l’épisode du Veau d’or, la cause de la rupture des lois économiques. Au Moïse de Michel-Ange, se substitue désormais le professeur Irving Fisher : « Ces deux maux économiques, la maladie de la dette et la maladie de l’indice des prix, sont des causes plus importantes des grands booms et des grandes dépressions que toutes les autres causes réunies. [6] » En fait, Milton Friedman et Irving Fisher n’ont fait que réactualiser une analyse vieille de plus de trois siècles, et que Jean Bodin avait déjà mise en évidence, lorsque répondant à M. de Malestroit, qui s’inquiétait déjà au XVIe siècle de la dépréciation de l’or et de l’argent, il déclarait : « La principale cause de cherté est l’abondance d’or et d’argent qui est en ce royaume plus grande qu’elle n’a été il y a quatre cents ans. [7] » Cependant, le grand mérite de I. Fisher et de M. Friedman est d’avoir formalisé mathématiquement cette loi fondamentale de l’économie. Par la célèbre équation quantitative de la monnaie (M V = P T), I. Fisher pose l’hypothèse d’une parfaite identité entre d’une part la masse monétaire en circulation (M) que multiplie sa vitesse de circulation (V) et, d’autre part le volume des transactions (T) que multiplie l’indice général des prix (P). C’est-à-dire qu’en démontrant l’existence d’une relation biunivoque entre la masse monétaire et le volume de la production, la monnaie peut alors définitivement être stigmatisée par les économistes orthodoxes, qui n’auront de cesse d’attribuer tous les maux de l’économie aux excroissances de sa masse. M. Friedman revendique ouvertement le caractère immuable de cette loi économique fondamentale. Si la quantité de monnaie en circulation augmente alors que le volume de la production stagne, les prix s’ajustent nécessairement à la hausse. Cela constitue la cause unique du phénomène décrit sous le nom d’inflation. À cause unique, remède unique : M. Friedman conseille tout simplement aux gouvernements de « fabriquer moins de monnaies ».

En d’autres termes, le moyen d’échange par excellence, la monnaie, doit être exclu de la représentation théorique des échanges, sous prétexte, qu’empiriquement, sa multiplication pourrait précipiter le système des échanges vers le chaos. Cette représentation théorique est cependant suspendue à cette fabuleuse histoire des échanges et de la monnaie, que tous les économistes orthodoxes semblent se raconter le soir avant de s’endormir. Mais, comme tout mythe, celui-ci appelle également des interprétations différentes.

Auri Sacra Fames

Comme le souligne Alain Caillé, « Contrairement à ce que voudrait nous faire croire “la fable du troc”, ces sociétés [les sociétés dites primitives] n’ignorent pas l’usage de la monnaie (aucune société connue, apparemment, ne l’ignore) ; mais elles en font un usage tout autre que nous. [8] » La fable du troc qu’évoque ici A. Caillé est bien sûr celle que vient de nous raconter P. A. Samuelson. Cette si belle histoire de l’invention de la monnaie qui raconte que les hommes peu futés des sociétés primitives auraient tout d’abord échangé sous la forme du don contre don, c’est-à-dire d’un troc purement utilitaire, avant de s’apercevoir que l’usage d’une monnaie simplifiait considérablement les échanges. Ils auraient alors ensuite tenté d’utiliser toutes sortes de marchandises (boeufs, bière, sel, etc.), avant de s’apercevoir cette fois-ci, qu’il n’était tout de même pas très pratique d’emmener son boeuf avec soi, à chaque fois qu’on souhaitait aller au tabac du coin acheter des cigarettes. Leur intelligence se développant au fur et à mesure de la multiplication des échanges, les hommes se seraient finalement rendu compte, avec l’émergence de la société capitaliste, qu’utiliser des métaux précieux, puis de la monnaie de papier était tout de même beaucoup plus rationnel. Le seul problème de cette petite histoire est qu’elle ne constitue pas tant une fable, qu’un conte à dormir debout, pourtant rabâché par la plupart des manuels d’économie. D’abord, parce que l’on attribue une rationalité capitaliste à des sociétés dites archaïques et que par là même, on nie purement et simplement l’histoire, c’est-à-dire le temps, ce qui est d’autant plus grave que l’on se propose d’analyser la monnaie.

Comme le rappelle le célèbre sociologue et économiste français François Simiand, « On oppose souvent monnaie de métal précieux et monnaie dite fiduciaire. Nous nous apercevons maintenant que toute monnaie est “fiduciaire”. [9] » En effet, le terme fiduciaire vient du latin fiducia, qui signifie littéralement « confiance ». Or, si nous remontons l’histoire des civilisations, on s’aperçoit que les métaux précieux ont été utilisés comme monnaie, non pas en raison d’une valeur intrinsèque objectivement mesurable, mais bien parce qu’ils emportaient tout simplement la confiance des hommes qui les utilisaient. Pourquoi ? Tout simplement parce que les monnaies ont d’abord été utilisées sous une forme sacrificielle et cérémonielle et somptueusement offertes aux divinités et aux prêtres. En Grèce ancienne, par exemple, l’animal sacrificiel, le taureau, était rôti sur une broche rituelle appelée obelos, qui fut la première unité de valeur utilisée par les prêtres qui échangeaient ces broches entre eux dans le commerce de temple à temple. C’est de là que vient le mot obole que nous utilisons encore aujourd’hui pour désigner les pièces de monnaie qui, faut-il le rappeler, sont toujours frappées à l’effigie d’un souverain ou d’un grand homme. Cette origine se retrouve également dans de nombreuses autres civilisations, comme celle des Aztèques qui, à l’époque où Ferdinand Cortez les a découverts, en 1519, appelaient l’or teocutla, qui signifie crottes des dieux ». Cependant, on peut aller plus loin, puisque si la relation de l’homme et du dieu était bien un rapport de créancier à débiteur, on est en droit de renverser la fable traditionnelle qui explique l’apparition du crédit par les phases de développement successives de la monnaie, en soutenant à l’inverse que c’est bien la monnaie qui provient du crédit, en tant qu’elle est justement une tentative de remboursement, c’est-à-dire un moyen de paiement de la dette de vie que chacun a contracté à l’égard de la divinité.

C’est du reste cette même expérience originelle de crédit qui est renouvelée au moment même où, au XIVe et XVe siècles, s’enclenche ce formidable essor, cette formidable généralisation des marchandises. Le célèbre historien français Fernand Braudel a, à cet égard, raison de préciser que « la boutique, c’est l’échange assorti du crédit. [10] » Qu’est-ce que cela veut dire ? Tout simplement que c’est encore une fois le crédit qui fait la monnaie et non l’inverse. La pratique du crédit, qui fut d’abord le fait des marchands eux-mêmes, précède la création monétaire telle qu’on la connaît actuellement, c’est-à-dire précède le système bancaire. Auparavant, les échanges ne se déroulant sur les marchés ou les foires qu’à un rythme qui, au mieux, n’atteignait qu’une à deux fois par semaine, la pratique du crédit ne pouvait pleinement se développer, et la masse monétaire s’en trouvait nécessairement limitée. Il faut donc attendre la création d’un lieu fixe et régulièrement ouvré, pour voir l’émergence des pratiques d’achat et de vente à crédit, et par conséquent, la généralisation des échanges. Aussi, avec l’apparition des boutiquiers qui achètent et vendent leurs marchandises à crédit, toute une séquence de dettes et de créances commence à se tramer au travers des échanges marchands.

Une fois le processus des échanges à crédit enclenché par les boutiquiers, les banques n’ont plus qu’à relayer, dans un premier temps, le système marchand, pour, dans un second temps, prendre l’initiative de la création monétaire. À l’origine de leur création, au XVIIe siècle, les banques servaient essentiellement de lieu de dépôts pour les particuliers qui désiraient plus de sûreté. Cette sûreté était d’autant plus garantie que, sur une simple instruction de la part de leurs propriétaires, les dépôts pouvaient être aisément transférés d’une banque à l’autre en contrepartie d’opérations marchandes et ce, « sous le seul effet d’un trait de plume », selon la judicieuse expression employée par J. K. Galbraith. « Il était inévitable, poursuit Galbraith, que l’on découvre qu’un autre trait de plume permettrait à un débiteur de la banque de recevoir un prêt sur un dépôt inemployé ». Cependant, la révolution véritable vient de ce que les banques se sont tout simplement aperçu qu’un prêt ainsi consenti constituait un nouveau dépôt. Ainsi, conclue J. K. Galbraith, « la découverte de cette capacité des banques à ainsi créer de l’argent se produisit très tôt dans l’histoire de la banque », et selon l’expression populaire, ce sont bien les crédits qui, aujourd’hui, font les dépôts, et non le contraire : « Le processus par lequel les banques créent de l’argent est si simple que l’esprit en demeure confondu... Les crédits font les dépôts. [11] » Ce qu’avait également parfaitement su entrevoir J. A. Schumpeter, lorsqu’il observait qu’« on ne peut devenir entrepreneur qu’en devenant débiteur. S’endetter appartient à l’essence de l’entreprise et n’a rien d’anormal. [12] »

Ainsi, aussi bien logiquement qu’historiquement, il apparaît que ce n’est pas l’échange en lui-même qui nécessite la monnaie comme pur instrument, puis le crédit, mais bien la dette et son corollaire le crédit, qui créent, corrélativement, les échanges et la monnaie. Par cette simple constatation, c’est, bien entendu, toute la pensée économique classique qui se trouve prise en défaut, puisque dans cette optique, l’épargne ne peut plus être envisagée comme un préalable indispensable à l’investissement. La porte doit désormais s’ouvrir sur d’autres interprétations de la dynamique d’ensemble des échanges, hétérodoxes celles-là, telles que celles de J. M. Keynes ou de J. A. Schumpeter, prenant en compte toute la spécificité des mécanismes de crédit au sein d’une économie de marché.

En soutenant, comme J. S. Mill, que « l’introduction de la monnaie ne modifie en rien l’action des lois de la valeur [13] », les économistes orthodoxes pensent passer sous silence les pulsions et élever au rang de rationalité, ce qui n’est que passion : « la monnaie, en tant que monnaie [...] est désirée, non pas pour elle-même, mais pour les choses qu’elle permet d’acheter », nous disait P. A. Samuelson en 1980. Une cinquantaine d’années plus tôt, J. M. Keynes lui avait déjà répondu : « J’accuse la théorie économique classique d’être elle-même une de ces jolies techniques très raffinées qui tentent de parler du présent en faisant abstraction du fait que nous avons une connaissance limitée de l’avenir. [14] » En fait, J. M. Keynes accuse tout simplement la théorie économique classique d’être une jolie technique raffinée qui parle de la rationalité économique en faisant abstraction de la réalité du comportement effectif des agents. Par exemple, la valeur d’échange de la monnaie ne fait finalement que mesurer, selon Keynes, « la renonciation à la liquidité [15] », c’est-à-dire que le taux de l’intérêt « mesure la répugnance des personnes qui possèdent la monnaie à renoncer à leur pouvoir inconditionnel d’en disposer ». Et Keynes de préciser : « c’est par cette voie et de cette manière, que la quantité de monnaie pénètre dans le schème économique ». L’exécrable faim de l’or (Auri Sacra Fames), voilà ce qu’il faut d’abord reconnaître chez l’homme pour asseoir une théorie économique qui puisse être efficace. C’est en effet ce vers de Virgile que J. M. Keynes choisira pour titre de l’un des chapitres de son célèbre Traité sur la monnaie de 1930, lorsqu’il entreprendra de combattre vigoureusement le programme économique des grandes puissances occidentales, largement inspiré de la vision orthodoxe du phénomène monétaire.

Pourquoi la monnaie constitue-t-elle le principal tabou de l’économie politique ? Tel Démocrite comparant les avares aux abeilles (« Les avares subissent le sort des abeilles : ils travaillent comme s’ils devaient vivre éternellement »), J. M. Keynes compare à son tour l’épargnant à un homme qui ferait des pots de confiture pour, finalement, ne jamais les manger. Pour cet homme, écrit-il en 1930, « de la confiture n’est pas de la confiture, à moins qu’il s’agisse d’une caisse de confiture pour demain et jamais de confiture pour aujourd’hui même. Ainsi, en rejetant toujours sa confiture loin dans l’avenir, essaie-t-il d’assurer l’immortalité à son
acte confiturier. [16] »

La monnaie cristallise et, historiquement, émerge, de notre rapport à la mort, au désir et à la loi. Tant que ce rapport ne sera pas clarifié par les agents économiques, cette monnaie, cet argent plus ou moins liquide comme de la confiture, sera amassé dans un unique but, celui de se procurer une immortalité qui ne pourra être qu’illusoire et factice, et les pires conséquences en sont à craindre pour l’ensemble du système économique. C’est ce que précise l’un des plus ardents disciples et fidèles de J. M. Keynes, en rendant hommage à son article de 1937 :

« La possibilité d’un chômage massif général procède du rapport d’une institution humaine, celle de la monnaie, à la nature élémentaire de l’existence humaine, au voyage infini de l’être humain dans le vide du temps. » G. L. S. Shackle.

P.-S.

Ce texte constitue une première version d’un article publié dans l’ouvrage intitulé « L’Échange » (Studyrama, Collection « Principes - Culture générale », Jeunes Éditions, Paris, 2002, pp. 34-42).

Notes

[1C. Colomb, cité par G. Lelarge, Dictionnaire thématique de citations économiques et sociales, 1993.

[2Denis Diderot, Entretiens, 1798.

[3Antoine de Montchrestien, Traité d’économie politique, 1615.

[4Paul A. Samuelson, L’économique, tome 1, collection « U », Armand Colin, 1986, p. 86.

[5Milton Friedman, Inflation et systèmes monétaires, Calmann-Lévy, 1969

[6Irving Fisher, La théorie des grandes dépressions, 1933

[7J. Bodin, Réponse aux paradoxes de Malestroit touchant à l’enrichissement de toutes choses et le moyen d’y remédier, 1568

[8Alain Caillé, préface à P. Rospabé, La Dette de vie. Aux origines de la monnaie, La Découverte, 1995

[9François Simiand, Annales sociologiques, 1934

[10Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, 1985

[11John Kenneth Galbraith, L’argent, 1994

[12J. A. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, 1912

[13John Stuart Mill, Les Principes d’économie politique, 1848

[14Théorie générale de l’emploi, 1937

[15Ibid.

[16J. M. Keynes, « Perspectives économiques pour nos petits enfants », Essais sur la monnaie et l’économie, 1930

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