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Psychologie de la violence

Œdipe face à l’énigme de la violence

« Quel est l’être… ? »

par Christophe BORMANS


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ŒDIPE FACE À L’ÉNIGME DE LA VIOLENCE
« Quel est l’être… ? »

Introduction

Dans un récent succès de librairie (L’Homme sans gravité), le psychanalyste Charles Melman dénonçait le surcroît de violence qu’appelait et provoquerait ce qu’il nommait « la nouvelle économie psychique » avec son mot d’ordre de « jouir à tout prix » : « Dans cette époque où nous vivons, de plus en plus souvent […] la violence survient à tout bout de champ, pour tout et pour rien. Une espèce de violence qui est devenue un mode banal de relation sociale » (L’Homme sans gravité, p. 85). Ce « surcroît de violence », dont la presse parle tous les jours, le psychanalyste l’écoutait chez les transporteurs de fonds qui demandent à être protégés par la police, aussi bien que chez les policiers eux-mêmes qui demandent à l’être également pour pénétrer dans les quartiers chauds des cités. Passant alors en revue la situation du tiers-monde et sa guerre civile « informelle » à l’image du secteur qualifié du même nom par le BIT, la « vieille dame » qui se fait piquer son sac, la situation misérable des « employés de maison », les « vols de portables » et les « vols de voitures », le discours sociologique et critique de l’économie politique venait inlassablement s’échouer sur cette simple question : « Quelle solution apporter ? »

Le discours de la psychanalyse soutient que cette violence à l’œuvre dans la réalité sociale, loin d’être première est bien seconde, et que la seule réalité qui lui donne sa véritable couleur est la réalité psychique. Ainsi le stade du miroir nous rappelle, comme en écho à la poésie d’un Aragon, que la véritable nature du moi chez Freud n’est qu’une série successive et enveloppante d’identifications : violence de l’intimidation, violence de la séduction, toute sa vie durant, l’enfant est condamné à répéter les expériences premières l’ayant introduit à « ce mirage de la maîtrise de ses fonctions, où sa subjectivité restera scindée ». Ici, le moi se donne à entendre pour ce qu’il est, et sa « formation imaginaire, naïvement objectivée par les psychologues comme fonction synthétique du moi, montre bien plutôt la condition qui l’ouvre à la dialectique aliénante du Maître et de l’Esclave » (Jacques Lacan, « Variantes de la cure type », 3 février 1955).

Cette dialectique aliénante du Maître et de l’esclave revisitée par Lacan n’est-ce pas celle-là même que l’on retrouve à l’œuvre dans la violence quotidienne ? Où le sujet, aux prises avec ses fantômes, dénonce, tel un Hamlet moderne, qu’il y a bien quelque chose de pourri dans ce royaume qu’est la réalité sociale ? Si l’élaboration de la réalité psychique des tous premiers stades nourriciers de l’enfance empêche l’œdipe, le sujet est alors inlassablement ramené dans un combat imaginaire et violent contre la mère incestueuse et dévorante. Cette « extension du domaine de la lutte », si bien décrite par un Michel Houellebecq, ne concerne pas tant aujourd’hui le social ou le politique que le sexuel. Le sujet est alors éclaté, morcelé en « parties cul » élémentaires, électrons libres sans sublimation aucune de cette énergie psychique que Freud nommait la libido.

Pour autant, la psychanalyse ne promeut pas le retour au bon vieux système patriarcal, bien au contraire. C’est qu’à l’image de l’œdipe, le père, pour la psychanalyse, n’est qu’un mythe, une métaphore. « Certes l’œdipe a été notre Sinaï », dit Lacan en 1937, « mais rien ne nous interdit, poursuit-il, de voir dans la vie œdipienne un aspect seulement du possible ». Si derrière l’œdipe plane l’ombre « archaïque » du complexe maternel, l’image « terrible de l’Ogresse »,ou de « quelque Baal ou Moloch maternel que l’on rencontrerait au fond des légendes matriarcales » (Lacan, 1937), déchiffrer l’énigme de l’inconscient permet d’échapper à la violence moderne, qui telle une sphinge nouvelle aux abords des villes contemporaines semble vouloir à nouveau dévorer ses habitants. Mais à sphinge nouvelle, nouvelle énigme ! L’énigme n’est plus : « Quel est l’être… ? », quel que soit le nombre de ses pattes, mais désormais : « Quel est lettre… ? » – celle du sujet – ou pour le dire avec Lacan, « le chiffre de sa destinée mortelle ». Car c’est bien ce dont il s’agit dans cette énigme de la violence : de la vie, de la mort et du sexuel.

Après avoir dans un premier temps présenté ce que l’on entend communément sous l’expression de complexe d’Œdipe, nous verrons, dans un second temps clinique puis dans un troisième temps pratique, qu’il est possible de faire parler l’énigme de la violence. Faire parler ce qui, apparemment, n’a pas de sens, pour peu qu’on entende lui restituer sa dimension première et inconsciente : « Le comble du sens, il est sensible que c’est l’énigme » (Jacques Lacan, « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », parue dans Scilicet, 1975, n° 5, pp. 11-17). Car ce n’est qu’en répondant à cette nouvelle énigme mise à jour par l’inconscient freudien qu’il sera possible de se servir de la violence sans sombrer dans la névrose et le complexe de la famille patriarcale. « Quelle solution apporter ? », demandait Charles Melman. « Il n’est pas en notre seul pouvoir de praticien » d’amener le sujet au « moment où commence le véritable voyage », écrivait déjà Lacan en conclusion de son article de 1949. La castration d’Œdipe, rappelait-il également, « n’a pas d’autre fin que de mettre fin à la peste thébaine, c’est-à-dire de rendre au peuple la jouissance dont d’autres vont être les garants, ce qui bien sûr, vu d’où l’on part, n’ira pas sans quelques péripéties amères pour tous » (Jacques Lacan, « Un homme et une femme » [1971], Une bévue, n° 8-9, printemps été 1997).

Le complexe d’Œdipe

« Pas de fumée sans Freud », rappelait le récent lauréat du Goncourt des lycéens Pierre Grimbert. De même : il n’y a pas d’œdipe sans sexuel. Il n’y a pas de complexe d’Œdipe sans ce que Freud nommait cette « floraison précoce de la vie sexuelle » ou ce que Jacques Lacan surnomme quant à lui une « puberté psychologique prématurée » (Lacan, 1938). À l’apogée de cette « floraison » ou « puberté prématurée », les pulsions génitales se fixent à l’objet qui lui a donné les premiers soins, l’ayant ainsi introduit au sexuel : la mère. Cependant, cette relation pulsionnelle ne saurait être uniquement binaire, dans la mesure où le contexte prématuré d’une telle poussée libidinale vient nécessairement buter sur la frustration qui lui est inhérente. Autrement dit, le petit enfant n’a tout simplement pas les moyens de son ambition : « La floraison précoce de la vie sexuelle infantile est destinée au déclin parce que les désirs y sont incompatibles avec la réalité et parce que l’enfant n’a pas atteint un stade de développement suffisant » (« Au-delà du principe de plaisir », p. 60).

Freud aimait à cet égard citer la célèbre phrase qu’il emprunte à Napoléon : « L’anatomie, c’est le destin. » Ce qui ne veut pas dire que l’enfant ne surestime pas ses propres capacités à satisfaire cette pulsion sexuelle et la chute n’en est que plus dure : « Elle [la floraison précoce de la vie sexuelle] trouve sa fin dans les circonstances les plus pénibles, au milieu de sentiments profondément douloureux. La perte d’amour et l’échec portent au sentiment d’estime de soi un préjudice durable qui reste comme cicatrice narcissique » (ibid., p. 60).

C’est à proprement parler cette « floraison précoce de la vie sexuelle », cette montée en puissance d’une « puberté psychologique prématurée » en ce qu’elle vient buter sur une frustration qui lui est inhérente et qui se cristallise en une véritable tension ou déchirement narcissique, que l’on qualifie de complexe d’Œdipe. De l’issue de cette tension (complexe) dépend l’organisation de la vie psychique (et partant, sociale) du sujet.

Surmoi et idéal du moi

C’est à ce moment précis que la frustration doit être attribuée par l’enfant au fameux « tiers objet », c’est-à-dire au père. Cette position de « tiers objet » est assurée et surtout renforcée par l’intérêt mutuel des deux parents en présence, pour peu que cette présence elle-même ne fasse pas déjà défaut et que la curiosité de l’enfant ne soit pas déjà étouffée. Ce sont, comme le dit très poétiquement Lacan, des « signes discrets et diffus qui trahissent » à la sensibilité de l’enfant « les relations parentales » : par « les hasards intempestifs », ils « les lui dévoilent » (Lacan, 1938).

Entre l’axe pulsionnel d’abord, qui part de l’enfant vers le premier objet sexuel, et l’axe de frustration ensuite, qui va jusqu’au tiers objet, et, enfin, l’axe reliant les deux parents eux-mêmes, nous avons là la base triangulaire et œdipienne d’un nœud psychique encore à tresser. Or, ce qu’il est important de comprendre, c’est que ce tressage ne peut tenir bon que si et seulement si le parent de même sexe apparaît à la fois à l’enfant comme l’agent de l’interdiction, et à la fois comme l’exemple de sa transgression.

C’est là toute la spécificité et l’efficacité du complexe d’Œdipe inconscient. Si l’appareil psychique conscient et la science rationnelle n’admettent pas la contradiction, à l’inverse, dans l’inconscient, seul ce qui est paradoxal et contradictoire est fructueux, et c’est pourquoi le complexe d’Œdipe est fructueux. Pourquoi ? Parce que si la loi de l’interdit était décrochée du désir de transgression, il en résulterait immédiatement une incompréhension totale de la loi du désir.

C’est ce que le génie de Freud a su magnifiquement démontré en empruntant le raisonnement que Frazer mène à propos des primitifs et qu’il résume d’un trait : « On ne voit pas quelle nécessité il y aurait à défendre ce que personne ne désire faire. »

Dit autrement : « ce qui est défendu de la façon la plus formelle doit être l’objet d’un désir » (Freud, Totem et Tabou, p. 74). C’est ce paradoxe du désir et de la loi, cette « tension » dit Lacan, qui fait exister l’inconscient comme instance psychique dynamique, contrairement à la froide logique aristotélicienne et statique. C’est cette tension impossible à résoudre pour l’enfant en bas âge qui s’inverse, favorisant ainsi le refoulement, tout en préservant le désir sous une forme désormais nécessairement détournée. Tandis que le surmoi refoule le désir, l’idéal du moi tente de le sublimer. S’instaure alors jusqu’à la puberté la période de latence, qui est latence de la pulsion sexuelle refoulée, laquelle laisse désormais la place à des centres d’intérêts sublimés, disons « neutres » et « favorables aux acquisitions éducatives » :

« Ce double procès a une importance génétique fondamentale, car il reste inscrit dans le psychisme en deux instances permanentes : celle qui refoule s’appelle le surmoi, celle qui sublime, l’idéal du moi. Elles représentent l’achèvement de la crise œdipienne » (Lacan, 1938).

Sans cette instance de l’idéal du moi obtenu par sublimation de l’imago parentale, le surmoi répressif risquerait de fermer la porte à tout désir lorsque, au moment de la puberté, le caractère prématuré de la pulsion sexuelle ne pourra plus être invoqué.

« Moi idéal » et « stade du miroir »

L’efficacité du complexe d’Œdipe inconscient tient par conséquent à la tension que polarise l’imago du père. Si, suite à sous-élaboration psychique du complexe d’Œdipe, l’idéal du moi ne s’élève pas, non seulement l’imago du père se trouve diminuée, mais le sujet reste aliéné à l’imago maternelle. Pour se soutenir, le désir se voit dès lors obligé de s’appuyer sur une instance psychique plus narcissique : le moi idéal. La conjonction d’un tel nœud psychique se donne à entendre dans les images d’un père diminué : qu’il soit « estropié », « aveuglé », voire cadavérique. La réalité psychique inconsciente étant, quant à elle, atrophiée, le sujet se verra obligé de détourner de la réalité sociale ou de s’en détourner.

Dans son article de 1949, Lacan revient sur l’expérience du « moi idéal » et insiste sur le caractère déterminant de la réalité psychique sur la réalité sociale dans ce qu’il nomme le « stade du miroir ». Le nourrisson, dès l’âge de six mois — et généralement jusqu’à dix-huit mois —, bien que n’ayant pas encore acquis ni la maîtrise de la marche, ni la station debout, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir. Cette reconnaissance est signalée par une « mimique illuminative » et « jubilatoire », qui nous donne à penser qu’il tente de surmonter les entraves des appuis ou soutiens humains ou artificiels (trotte bébé, parent, etc.), dont il est embarrassé (ou « embrassé »), afin de « suspendre son attitude ». Loin d’être unique, la répétition de cette expérience s’accompagnera d’une « série de gestes » dont le caractère ludique est mis en évidence par Lacan à la suite du célèbre « fort-da » de Freud. Révélateur d’un « dynamisme libidinal », le stade du miroir doit se comprendre comme une identification « au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image ».

Ce « dynamisme libidinal » de l’enfant pourtant plongé dans la « dépendance du nourrissage », nous donne « la matrice symbolique où le ‘je’ se précipite en une forme primordiale ». « Je idéal » selon Lacan, ou « moi idéal » selon Freud, nous avons là la « souche » sur laquelle les « identifications secondaires » s’édifieront. C’est-à-dire que ce « stade » nous révèle combien le moi en tant que réalité psychique, précède la réalité sociale.

Violence clinique
« Moi qui me traîne et m’éparpille » (Aragon)

La non-résolution du complexe d’Œdipe est productrice de ce que l’on peut appeler des interférences entre les diverses instances psychiques : « moi idéal », « idéal du moi » et surmoi. En écho se produisent nécessairement des interférences entre le désir et la loi, conduisant le sujet au morcellement « mental ». L’archétype de ce morcellement nous est donné par la dépendance à l’égard de l’imago maternelle, laquelle se donne à entendre sous la forme d’une aliénation et d’une répulsion à l’image spéculaire. C’est, à proprement parler, le complexe de castration dans toute sa fantasmagorie inconsciente.

Dans le meilleur des cas, ce sont les images de la « statue », de l’« automate », ou du « fantôme » qui dominent l’homme ou la femme par trop attachée au moi idéal du stade du miroir. Les contes de E. T. A. Hoffmann ou ceux de Théophile Gautier nous en donnent la description fantasmatique, où le sujet vient s’emmêler. « Discorde primordiale », où se trahissent « inachèvement », « incoordination », et autres « signes de malaise » pouvant aller jusqu’à la « fœtalisation », signe la dépendance inaugurale du sujet à l’objet maternel : « Le stade du miroir est un drame [qui] pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité, — à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental » (Lacan, 1949).

Certes, de ce lieu de morcellement sont appelés, de manière inépuisable, des « recollements » du moi. Mais la violence règne alors en maître absolu dans l’inconscient : dans les rêves, où le sujet se représente comme « corps morcelé » aux « membres disjoints », dans les formations de l’inconscient, où Lacan en appelle à la peinture « visionnaire » d’un Jérôme Bosch fixant « les persécutions intestines » du sujet à l’aube du « zénith imaginaire » de l’humanité moderne. Quatre siècles plus tard, les murs de la Salpêtrière d’un Jean-Martin Charcot s’ornent de la représentation des symptômes et des spasmes de l’hystérie féminine, où le corps, en véritable contorsionniste, déploie le fantasme de castration selon les lignes de perspectives mêmes des lésions organiques. « Chez la fille, de même que la répression de la sexualité impose plus volontiers aux fonctions corporelles ce morcellement mental où l’on peut définir l’hystérie, de même la sublimation de l’imago maternelle tend à tourner en sentiment de répulsion pour sa déchéance et en souci systématique de l’image spéculaire » (Lacan, 1938).

Voilà donc l’hystérie et Anna O., dont le corps, bien qu’ayant conservé tout le charme et la grâce de ses 21 ans, se couvre de paralysies, contractures et autres insensibilités : toux nerveuse intense, graves troubles de la vue et du langage, Anna O. se trouve en outre régulièrement dans l’incapacité de boire et de manger. Elle offre alternativement au Docteur Breuer deux états d’humeur nettement tranchés, l’un relativement calme et dans lequel elle paraît sereine, l’autre, dans lequel elle apparaît sous les traits d’une enfant surexcitée, voire insupportable. Elle passe de l’un à l’autre par une sorte d’auto-hypnose, sous laquelle elle semble pouvoir se plonger d’elle-même, et dont elle finit par se réveiller parfaitement lucide. Elle oublie sa langue maternelle, l’allemand, et ne peut plus s’exprimer qu’en anglais.

Voilà la psychose et le président Schreber, dont le corps, doué d’ubiquité, se retrouve quasiment sans organes : poumons, foie, larynx, etc. ont disparu dans la maladie. Troué, morcelé et cadavérique, Schreber devient un véritable homme tronc, conservant seulement ses extrémités avec l’unique dessein — semble-t-il — de pouvoir se faire tirer les ficelles, c’est-à-dire de pouvoir au moins s’animer comme une marionnette : « Je ne puis dire jusqu’à quelle distance peut s’exercer cette possibilité de tirer d’en haut – si je puis m’exprimer ainsi – les ficelles qui actionnent les êtres humains » (Mémoires, p. 83).

Voilà la névrose obsessionnelle — telle qu’elle est chantée par un Louis Aragon —, dans laquelle le moi s’éparpille dans un dédale de décors :

Tout est affaire de décors
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays

Corps trahis à l’aune du moi idéal, pays imaginaire où l’ombre du soleil vient s’échouer aux confins de l’imago maternelle. L’aspect répétitif et presque rituel de ce ratage monotone et mélancolique est appelé, dès le début du poème, par l’air lancinant de la traditionnelle chanson allemande du Lieber Augustin : « Ah ! Mon cher Augustin, tout est fini, fini. » À la magie du signifiant qui ne signifie rien, le Bierstube de l’Autre langue suit l’extraordinaire condensation du nœud des pulsions phalliques : le lait du sein maternel et « les lèvres gourmandes » de la pulsion orale conjointes au regard évoqué par les « amandes » des yeux sont ici non pas tant convoqués que véritablement invoqués par la demande de la voix dont le fredonnement implique la répétition. La pulsion de mort est finalement apaisement de la jalousie décrite par le saint du même nom — convoqué lui par Jacques Lacan —, dépeignant l’horreur qu’il éprouve à l’image du frère cadet attaché à la mamelle de sa propre mère (saint Augustin, Confessions, Livre I, chapitre VII). C’est de cette coupure (ablactation) que s’instaure le rien de la pulsion sexuelle dans son intrication intime à la mort représentée par le tableau de Bœcklin (Le Toteninsel ou L’île des morts, 1880), dont on sait qu’il a été peint en réponse à la sollicitation d’une jeune veuve qui souhaitait fixer sa rêverie sur une image appropriée à la circonstance. Le poème en une abréaction symbolique retrouve la mémoire de la sexualité première : la chambre comme lieu clos, le peignoir qui s’ouvre sur la nudité du corps de la mère, la bouilloire se substituant à la voix de la berceuse. La lumière et la transparence viennent buter sur le roc du mystère de la mort et du sexuel peint par le maître suisse. À la non-reconnaissance de sa propre image au miroir ou à l’image prodigieuse et jubilatoire à jamais perdue succède le vertige du vide, de l’inconscient. Ce stade est incontournable, nous dit le poète, et marque à jamais l’image du petit de l’homme : c’est « ainsi que les hommes vivent ».

Ce n’est donc pas tant que Freud, Jacques Lacan ou la psychanalyse en général — si l’on souhaite faire des généralités — entendent soutenir, d’un point de vue moral, la position sociale du père ou de la famille patriarcal : « Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial », dit Jacques Lacan en 1938. C’est uniquement parce que « l’imago de la mère dans l’identification œdipienne trahit […] l’interférence des identifications primordiales » et marque de leurs « formes » et de leur « ambivalence autant l’idéal du moi que le surmoi », que « la structure même du drame œdipien désigne le père pour donner à la fonction de sublimation sa forme la plus éminente, parce que la plus pure ». La psychanalyse ne saurait donc être taxée d’une quelconque position moralisatrice, sans que se manifeste dans ce jugement la méconnaissance de la subversion qu’elle instaure en dévoilant, en même temps que l’aliénation du moi, les ressorts dynamiques du psychisme inconscient : « La psychanalyse manifeste dans les conditions morales de la création un ferment révolutionnaire qu’on ne peut saisir que dans une analyse concrète, elle reconnaît, pour le produire, à la structure familiale une puissance qui dépasse toute rationalisation éducative. Ce fait mérite d’être proposé aux théoriciens — à quelque bord qu’ils appartiennent — d’une éducation sociale à prétentions totalitaires, afin que chacun en conclu selon ses désirs » (Lacan, 1938).

L’énigme de la violence est dès lors en tout point comparable à l’énigme d’un sphinx, déployant ses ailes sous les regards apeurés des habitants de villes modernes.

« Quel est lettre… ? »

« Le mot “sphinx” éveille l’idée d’énigme », comme C. G. Jung le pose de manière très pertinente dans ses Métamorphoses de l’âme et ses symboles (p. 305). Le sphinx est en effet à l’image des questions qu’il pose : un être énigmatique. Le sphinx (ou la sphinge) est, rappelons-le, un monstre féminin, dont la figure est celle d’une femme, mais qui possédait la poitrine, les pattes et la queue d’un lion, et qui, en outre, était pourvu d’ailes, comme un oiseau de proie. Étrange créature ! D’où vient-elle ? « La généalogie du sphinx est riche en rapports avec le problème qui nous occupe », observait Jung en 1912 (p. 309). Dans la Théogonie, Hésiode lui donne comme mère « Echidna à l’âme violente », dit Hésiode (Théogonie, 297 et suiv.). Echidna, la Vipère, qui était, elle, un monstre au corps de femme se terminant par une queue de serpent. Cette dualité d’Echidna — tout comme celle de la sphinge —, « belle jeune femme par en haut, serpent horrible par le bas », nous introduit d’emblée, selon Jung à l’image de la mère, dont la moitié haute, c’est-à-dire humaine et attirante, serait « digne d’être aimée », tandis que la moitié basse et animale représenterait l’inceste, le sexuel terrible et angoissant. Du reste, Gœthe ne dit-il pas des mères qu’elles sont « entourées d’images de toutes les créatures » ? (Faust).

Echidna, mère du sphinx, avait déjà elle-même coutume de dévorer les passants à sa portée. Elle est tantôt directement issue de la mère universelle, la terre maternelle Gaïa, qui l’aurait enfantée avec les Tartares, personnification des enfers, tantôt fille de Phorcys et de Céto, eux-mêmes enfants de Pontos et de Gaïa, c’est-à-dire le Flot de la Mer et la Terre. Quoi qu’il en soit, on attribue à Echidna beaucoup d’enfant monstrueux : avec Typhon, elle engendra Orthos, le chien de Géryon, Cerbère, le chien des Enfers, l’Hydre de Lerne, Chimère ; et, avec son propre fils, Orthos, elle eut le lion de Némée ; et, enfin, le Phix, qui n’est autre que le Sphinx, monstre légendaire du drame œdipien. Comme C. G. Jung le précise, « Echidna est la mère de toutes les horreurs » : « À elle, dit-on, s’unit d’amour Typhon — le terrible, l’insolent bandit à la vierge aux yeux qui pétillent — et de lui elle conçut et enfanta des enfants au cœur violent. Elle mit d’abord au monde Orthos, le chien de Géryon. — Après lui elle enfantait encore un monstre irrésistible, qu’à peine on ose nommer, le cruel Cerbère, le chien d’Hadès, à la voix d’airain, aux cinquante têtes, implacable et puissant. — Et, après ces deux-là, elle mit encore au monde Hydre […]. — Elle enfanta aussi Chimère […]. — Elle enfanta encore, après avoir subi la loi d’Orthos, Phix la pernicieuse, désastre pour les Cadméens, et le lion de Némée » (Hésiode, Théogonie, 297 et suiv.).

C’est donc grâce à un commerce sexuel incestueux avec un chien — qui plus est son propre fils —, qu’Echidna engendra Phix la pernicieuse, c’est-à-dire le sphinx. D’où viennent tous ces êtres tous plus laids et plus horribles les uns que les autres ? Ce sont de simples formations de notre propre inconscient, répond Freud, ils représentent nos pulsions inconscientes : « La théorie des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, formidables dans leur imprécision. Nous ne pouvons dans notre travail faire abstraction d’eux un seul instant et cependant nous ne sommes jamais certains de les voir nettement » (S. Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle », Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse [1933], Gallimard, Folio, 1984, p. 128-129).

De quelles pulsions s’agit-il ici ? Si l’on en trouve de nombreuses traces dans la mythologie, en quoi cette figure du sphinx renvoie-t-elle nécessairement à Œdipe et au complexe du même nom mis en évidence par la psychanalyse freudienne ? « Il y a en effet en Egypte des sphinx mâles et des sphinx femelles », observe Jung. Ce qu’il interprète à l’aide de l’hypothèse selon laquelle le monstre masculin s’adresse plus particulièrement à une femme pour laquelle le danger vient en premier lieu du père ; tandis que le monstre féminin s’adresse à un homme tel Œdipe, pour lequel le danger reste, sa vie durant, la mère (cf. Jung, op. cit., pp. 309-310). Cependant, le sphinx est avant tout une représentation mythologique de l’imago maternelle que l’on peut appeler la « mère terrible ». Car qui d’autre que la mère, précise Jung, « se tient au début d’une destinée comme annonce symbolique et inéluctable » ? (Métamorphoses, p. 305). Qui d’autre que la mère donne la mort en même temps que la vie ?

Voilà donc la Sphinge, « mangeuse de chair crue », selon l’expression d’Eschyle (Les Sept contre Thèbes, 540 et suiv., p. 90) : et toute la violence moderne se laisse décrypter dans ce mythe qui remonte pourtant à la tradition orale de la Grèce ancienne. Car c’est telles de nouvelles sphinges que les enfants des banlieues se postent aujourd’hui aux abords des cités, tel le monstre ancien aux abords de Thèbes terrorisant les passants :

« Les gardiens de la place, ou galériens, c’est comme ça qu’on surnommait tous les mecs qui traînaient sur la place. Le gardien, c’est celui qui ouvre ou qui ferme la place. Tous les jeunes de mon âge traînaient à la place. Nous étions postés là-bas comme des douaniers, on surveillait les bus qui passaient, les voitures, les gens. Quand nous recherchions des mecs, on faisait des barrages, on bloquait les bus et le chauffeur regardait la scène, impuissant. Quand les flics passaient, on les regardait de travers […]. Sur la place le matin nous étions une vingtaine, l’après midi une cinquantaine et le soir une bonne centaine, sans compter les autres qui étaient postés au parc, au Font d’Eaubonne, à la Ruche, etc. » (Dembo Goumane, Dembo story, Éd. Hachette Littératures, Paris, 2006).

Les « galériens » ne sont-ils pas aujourd’hui pour nous de nouvelles énigmes en ce qu’ils nous rappellent, selon l’expression de Jung (Métamorphoses, p. 309), « le piège tendu par le sphinx au voyageur » ? Une version, peut-être plus ancienne, présentait en effet l’histoire d’une manière plus répétitive encore : chaque jour, les Thébains se réunissaient sur la place de la ville, pour essayer de résoudre en commun la devinette, mais sans jamais y parvenir. Et, chaque jour, en conclusion de cette séance, le Sphinx dévorait l’un des habitants. Postés sur ces places, figés tels des statuts, les « galériens » ne personnifient-ils pas l’énigme de l’homme, spécifié qu’il est par sa position verticale, et immortalisée par la devinette à laquelle les Thébains ne peuvent répondre : « Quel est l’être qui marche tantôt à deux pattes, tantôt à trois, tantôt à quatre, et qui, contrairement à la loi générale, est le plus faible quand il a le plus de pattes ? » Cette énigme, à propos de la marche et de la position verticale de l’homme, c’est bien ce que Lacan nous donnait à entendre dans sa formalisation, où il observait le spectacle saisissant d’un nourrisson devant le miroir, qui « en un affairement jubilatoire », tente de surmonter les entraves de sa prématuration, pour rejoindre — si ce n’est la maîtrise de la marche —, cette mystérieuse station debout qui fait l’énigme de la Sphinge (J. Lacan, Écrits, p. 94).

L’Énigme de l’érection ainsi posée, le stade du miroir se laisse décrypter bien autrement. Rappelons-nous à cet égard cette sublime note de bas de page que Freud intercale en 1919 au tout début de la quatrième section de son Malaise dans la civilisation, faisant du redressement ou verticalisation de l’homme, l’origine même du processus inéluctable de civilisation, et non pas tant en lui-même qu’en vertu du rejet à l’arrière-plan « du pouvoir excitant de l’odeur » qui lui est corrélatif : « À partir de là un enchaînement se déroule qui, de la dépréciation des perceptions olfactives et de l’isolement des femmes au moment de leurs menstrues, conduisit à la prépondérance des perceptions visuelles, à la visibilité des organes génitaux, puis à la continuité de l’excitation sexuelle, à la fondation de la famille et de la sorte au seuil de la civilisation humaine. Il ne s’agit là que d’une spéculation théorique, mais elle est assez importante pour mériter d’être vérifiée avec exactitude sur les animaux dont les conditions de vie se rapprochent le plus de celles de l’homme » (Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971, note de bas de page n° 1, pp. 49-51).

L’effort vers la propreté et le véritable mot d’ordre hygiéniste qui s’impose à son époque ne procèdent que du « besoin impérieux de faire disparaître les excréments devenus désagréables à l’odorat ». La conclusion de Freud est sans appel : c’est le refoulement de l’érotisme anal qui ouvre la voie à la civilisation.

La station debout des galériens de Dembo Goumane ne sont-ils pas pour les passants, simples badauds interloqués par l’imaginaire de la violence, de véritables énigmes ? S’ils manquent à y répondre, ce qu’ils pensent être la peste moderne semble devoir se répandre sans limites. Car la peste, c’est ce qui empeste ; et les noms choisis pour désigner ce qui pourtant peut être d’une grande noblesse pour certains autres peuples ou civilisations passées condensent aujourd’hui chez nous le caractère à la fois mystérieux et secret de l’énigme ; et ce, tant au niveau du signifiant que du signifié. Le « shit », dans sa congruence au « chut », rappelle le caractère secret et mystérieux de toute énigme. Quant à ce qui est ici signifié, c’est bien la peste, autrement dit ce qui est pestiféré ou malodorant : le « shit », c’est-à-dire la « merde ». La boucle freudienne de l’énigme de la verticalisation et des excréments est ici bouclée. Avec tout de même ce corollaire, que s’identifier à la sphinge n’est pas, bien entendu, résoudre l’énigme pour autant.

Bien au contraire, en s’identifiant au monstre antique apostrophant les voyageurs, les galériens ne font que s’identifier à la mère — « L’énigme du sphinx, précisait Jung en 1912, c’était lui-même, image de la mère terrible dont Œdipe n’a pas compris l’avertissement » (Métamorphoses, p. 309) —, et restent ainsi fixés dans un narcissisme exacerbé : « certains êtres qui n’ont jamais résolu l’œdipe restent à deux dimensions, dit Lacan : la fixation maternelle et le narcissisme » (Jacques Lacan, « Intervention sur l’exposé de D. Lagache “Deuil et mélancolie” à la Société Psychanalytique de paris », Revue française de psychanalyse, 1938, tome X n° 3, pp. 564-565). Le caractère narcissique du monstre est confirmé par la légende d’Œdipe, dans lequel le sphinx aurait été envoyé par Héra qui haïssait Thèbes à cause de la naissance de Bacchus, le dieu narcissique sorti de la cuisse de Jupiter (cf. Jung, pp. 309-310).

Ainsi ce commerce étrange, où l’argent et le symbole excrémentiel circulent alternativement et de manière florissante, ne fait que confirmer l’hypothèse d’une fixation au narcissisme infantile en même temps que l’hypothèse freudienne évoquée dans cette même note de bas de page du Malaise dans la civilisation :

« Nous savons qu’il en est autrement chez les petits-enfants, auxquels ils n’inspirent nulle répugnance, mais apparaissent comme précieux en tant que partie d’eux-mêmes détachée de leur corps. L’éducation s’emploie avec une énergie particulière à hâter la venue du stade suivant au cours duquel les excréments doivent perdre toute valeur, devenir objet de dégoût et de répugnance, être donc répudiés. Pareille dépréciation serait impossible si leur forte odeur ne condamnait pas ces matières retirées au corps à partager le sort réservé aux impressions olfactives après que l’être se fut relevé du sol ».

Il est en effet pour le moins surprenant que ce que l’on surnomme « shit » et qui est sensée déclencher le déchaînement des sensations n’ait, en réalité, pas plus d’odeur que cela ! Quant à son caractère totalement desséché, il est tout de même le signe, si l’on suit Ferenczi, que les « galériens » ne sont pas soumis au seul principe de plaisir et reconnaissent un tant soit peu le principe de réalité. On peut appliquer au « shit » ce que Ferenczi disait du sable pour le petit enfant : il « n’est rien d’autre qu’un symbole excrémentiel, autrement dit de l’excrément désodorisé et desséché » (cf. S. Ferenczi, « Sur l’ontogenèse de l’intérêt pour l’argent », 1914).

On connaît la conclusion à laquelle aboutissait Ferenczi : « La phrase “L’argent n’a pas d’odeur” est un euphémisme par inversion. Dans l’inconscient, il se formule sans aucun doute ainsi : pecunia olet, c’est-à-dire : argent = excrément » (Ferenczi, « Pecunia olet », 1916). À observer l’intérêt surdéveloppé pour les symboles d’excréments desséchés et l’argent qui circule dans les commerces illicites, la fixation à la violence de l’imago maternelle de la sphinge n’est plus à démontrer. D’autant que lorsqu’il n’y a plus rien à vendre, le racket pur et simple semble aussi bien faire l’affaire, ce qui n’est pas là encore sans nous rappeler « l’inflexible chanteuse » de Sophocle : « Tu es venu délivrer la cité cadméenne du tribut qu’elle payait à l’inflexible chanteuse » (Sophocle, Œdipe Roi, 36).

Comment ne pas entendre dans ce déchaînement de la violence quotidienne, telle qu’elle est dénoncée par les médias, l’angoisse d’un retour antique, non pas tant à une famille matriarcale, qu’à une société de « droit maternel » ? On se souvient que, refusant de reconnaître un penchant réel à l’inceste, Jung fait remarquer à Freud dans une lettre datée du 8 mai 1912, que son interdiction, y compris à une époque antérieure à la famille patriarcale, est très contestable :

« Je pense par conséquent que l’interdiction de l’inceste (au sens de la morale originelle) est une simple formule ou cérémonie d’expiation in re vili (“dans une chose sans valeur”) : ce qui a été si précieux pour l’enfant, la mère, et qui est tellement dénué de valeur pour l’adulte qu’il la jette dans le buisson de quelques coups de pied, cela est, par l’interdiction de l’inceste, déclaré extraordinairement précieux, donc désiré et interdit (cela est de la vraie morale originelle : une quelconque plaisanterie est interdite, tout comme elle peut aussi devenir fétiche). L’intention de l’interdiction, comme on le voit, n’est donc pas l’empêchement de l’inceste, mais la fondation de la famille (création de la piété, de l’Etat) » (Correspondance, Freud-Jung, Gallimard, Paris, p. 632).

Ce sur quoi Freud rétorque à son interlocuteur que le droit maternel ne doit pas être confondu avec le gouvernement des femmes. Freud s’appuyait alors sur l’hypothèse de travail du philosophe suisse Johann Jakob Bachofen — également cité par Freud dans la quatrième partie de Totem et Tabou —, et dont l’ouvrage principal, Das Mutterrechi (Stuttgart 1861), forge pour la première fois l’expression « droit maternel » (Mutterrecht). Le droit maternel y désigne « un état de la société dans lequel les femmes règnent moins par le pouvoir politique que par les liens de parenté et la religion » (Freud Jung, lettre datée du 14 mai 1912, pp. 633-634). Aussi « le droit maternel, précisait Freud, s’accorde particulièrement bien avec l’avilissement polygamique de la femme » (pp. 633-634). Freud en profite pour préciser à son interlocuteur que « le père est celui qui possède sexuellement la mère (et les enfants, en tant que propriété), tandis que « le fait de l’engendrement par le père n’a pas, en effet, d’importance psychologique pour l’enfant » (Freud, Correspondance, pp. 633-634).

La question du père n’est nullement politique, mais bien strictement inconsciente. À ne pas prendre en compte cette dernière dimension inconsciente et à poser la question sur un plan uniquement politique ou sociologique, on voit déjà se profiler ici la faute du père soi disant absent ou fautif, tant décrié à l’heure actuelle par toute une littérature qui, observons-le tout de même, donne crédit par là même à ce qu’elle entend pourtant dénoncer. Il est vrai que toute une tradition faisait du Sphinx une fille naturelle de Laïos le roi de Thèbes. Dans cette version, le monstre aurait été envoyé par Héra contre Thèbes pour punir la cité du crime de Laïos, qui avait aimé le fils de Pélops, Chrysippos, d’un amour coupable, nous dit Pierre Grimal (Dictionnaire de la mythologie, PUF, Paris, 1951, p. 428). L’on voit donc ici que la question du père absent et de l’homosexualité n’a rien de nouveau, n’en déplaisent aux partisans d’une telle thèse. Cependant — et là encore —, c’est oublier que c’est en souhaitant éclaircir le meurtre de Laïos et de venger le crime (à entendre ici comme faute) de son père, qu’Œdipe découvre qu’il en est lui seul l’assassin.

Que l’énigme d’Œdipe ne soit soluble (ou solvable) qu’en tenant compte du psychisme inconscient, voilà qui est également confirmé par les sphingidés que l’on rencontre encore de nos jours — ou du moins de nos nuits —, puisque les sphingidés sont également des papillons crépusculaires et que, plus généralement, le papillon est à la fois allégorie et symbole de la psyché. Ainsi le papillon humain s’avance battant ses ailes dans l’obscurité du rêve de Gérard de Nerval, au tout début d’Aurélia :

« Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée. – J’errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l’étude, d’autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m’arrêtai avec intérêt dans une des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne. — Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J’y pris part quelque temps, puis j’en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d’hôtellerie aux escaliers immenses, pleins de voyageurs affairés. Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et, en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d’un spectacle étrange. Un être d’une grandeur démesurée, — homme ou femme, je ne sais, — voltigeait péniblement au-dessus de l’espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d’haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d’une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie d’Albrecht Dürer. Je ne pus m’empêcher de pousser des cris d’effroi, qui me réveillèrent en sursaut » (Gérard de Nerval, Aurélia, première partie, § II).

Quel est cet être d’une grandeur démesurée, dont on ne sait s’il est homme ou femme ? Pourquoi tombe-t-il ainsi en froissant ses ailes le long des toits et des balustres ? Gérard de Nerval, errant au début de son roman dans les corridors de la philosophie, nous rappelle à se méprendre Œdipe qui, résolvant l’énigme à la force de son esprit précipite ainsi le monstre de son rocher, inaugurant sa lente descente aux enfers que nous décrit le roman.

C’est que l’énigme de la violence est insoluble à la prendre dans ses deux dimensions courantes qui sont celle du corps et de l’esprit. C’est ce que les Américains ont coutume d’appeler en logique, un double-blind, ou « double aveugle », et que nous connaissons traditionnellement sous la forme du célèbre : « la bourse ou la vie ».

« Quel est l’être… ? » À ne pas répondre, à rester dans le mutisme du corps et de l’imaginaire maternel, le candidat à la résolution de l’énigme se fait dévorer par le monstre. À répondre en faisant preuve de la force de son esprit, le candidat ne peut que s’engager dans la voie de l’horreur : s’il répond incorrectement, il est également dévoré, s’il répond correctement, il rejoint l’horreur de l’inceste. « Parce qu’il surestimait son intelligence, écrit Jung, il s’est précipité très virilement dans le piège, commettant, sans le savoir, l’inceste sacrilège » (Métamorphoses, p. 309). À ne saisir l’énigme qu’en tenant compte de ces deux dimensions du corps (physique) et de l’esprit (intelligence), ou, pour le dire autrement, de la libido maternelle et de la libido paternelle, la question « Quel est l’être… ? » aspire le sujet dans un tournage en rond névrotique, où la souffrance de l’esprit obsédé a son pendant dans le symptôme physique de l’hystérique. Si l’énigme n’a pas de solution, il reste que seule la prise en compte d’une troisième dimension — celle de l’inconscient — permet de serrer borroméennement l’énigme. Cette énigme, appelons-la désormais avec Jacques Lacan objet petit a. La question, dès lors, ne se donne plus tant à entendre de la manière classique « Quel est l’être… ? », mais bien cette fois : « Quelle est lettre… ? C’est-à-dire : quelle est la jouissance, se déchiffrant désormais comme pure lettre (trait ou pur hiéroglyphe, si l’on veut), qui se donne à entendre dans cette énigme posée par ce monstre inconscient qui n’est autre que la mère ?

Conclusion

« C’était un temps déraisonnable, on avait mis les morts à table », chante Aragon, avant d’entendre voler dans un ciel « gris de nuages » et déployant leurs ailes par-dessus les « maisons des quais », les oies sauvages criant « la mort au passage ». Les oies sauvages, ou l’oie (Loi) sauvage des cités, qui bien que pourvu d’ailes ne fait que garder les places, tels les « galériens » de Dembo Goumane. La violence ou l’agressivité qui se manifeste dans ce que Freud qualifiait de « malaise dans la civilisation » se laisse encore aujourd’hui décrypter dans le mythe œdipien du héros et de la sphinge. « Le sphinx est un de ces animaux créateurs d’angoisse où l’on peut aisément découvrir des traits manifestes de leur dérivation maternelle » (Jung, p. 309) : c’est là un motif mis en évidence par la psychanalyse s’intéressant aux formations de l’inconscient, qu’elle soit d’inspiration viennoise (Freud), suisse (Jung), ou française (Lacan). Œdipe croyait avoir vaincu la sphinge, descendant directe de la grande déesse maternelle, en résolvant une énigme enfantine : or c’est précisément à partir de là qu’il fut en proie à l’inceste et qu’il dut prendre sa propre mère (Jocaste la Reine veuve) comme épouse, puisque sa main ainsi que le trône devaient revenir à celui qui avait délivré le pays du monstre. Contrairement aux apparences, Œdipe s’est tout simplement laissé terrorisé par l’apparition de la personnification de la mère dévorante en s’empressant de répondre. Comme Jung le précise, il ignorait encore « l’étonnement philosophique de Faust : “Les mères ! Les mères, comme cela sonne étrangement !” Il ne savait pas que l’esprit de l’homme n’est jamais à la hauteur de l’énigme du sphinx » (Jung, p. 310). Si la violence que l’on agite aujourd’hui dans les médias semble énigmatique, elle n’est en cela qu’à l’image de la sphinge de l’antique Thèbes. Que fait-elle là ? Souvenons-nous des paroles du poète : « Le Sphinx avec ses chants artificieux nous obligea à regarder devant nous sans sonder de mystères » (Sophocle, Œdipe Roi, 130, p. 648).

P.-S.

Ce texte est une première version d’un article ensuite publié dans Psychologie de la violence, (sous la dir. de Christophe Bormans et Guy Massat), Éd. Studyrama, Paris, pp. 128-144.

Bibliographie
 FREUD Sigmund, Totem et Tabou, Petite Bibliothèque Payot, 1965.
 FREUD Sigmund, Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971.
 HÉSIODE, Théogonie.
 JUNG C. G., Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Georg, Zurich, 1993.
 LACAN Jacques, « La famille », Encyclopédie française, t. 8.40.3-16 et 42.1-8, Larousse, Paris, 1938.
 LACAN Jacques, « Intervention sur l’exposé de D. Lagache “Deuil et mélancolie” à la Société Psychanalytique de paris », Revue française de psychanalyse, 1938, tome X n° 3, pp. 564-565.
 LACAN Jacques, Écrits, Seuil, Paris, 1966.
 MELMAN Charles, L’Homme sans gravité, Denoël, 2002.
 SOPHOCLE, Œdipe Roi.

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