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Psychologie de la violence

Genèse de la violence et violence de la Genèse

« Au commencement était l’acte » (Gœthe, Faust)

par Christophe BORMANS


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GENÈSE DE LA VIOLENCE
ET VIOLENCE DE LA GENÈSE

Introduction

« Au commencement était l’acte », fait écrire Goethe à Faust, substituant ainsi le mystère du Verbe de l’évangile de saint Jean par un acte au caractère non moins mystérieux. Aspirant en effet à une « révélation, qui nulle part ne brille d’un éclat plus pur et plus beau que dans le Nouveau Testament », le jeune Faust, entrant dans le cabinet d’étude avec le barbet, ouvre le texte et se propose « de traduire le saint original dans la langue allemande » selon la méthode psychanalytique de la libre association, c’est-à-dire en s’abandonnant pour une fois à des « impressions naïves » : « Il est écrit : “Au commencement était le verbe !” Ici je m’arrête déjà ! Qui me soutiendra plus loin ? Il m’est impossible d’estimer assez ce mot, “le verbe !” Il faut que je le traduise autrement, si l’esprit daigne m’éclairer. Il est écrit : “Au commencement était l’esprit !” Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop ! Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout ? Il devrait y avoir : Au commencement était la force ! Cependant tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration descend sur moi, et j’écris consolé : “Au commencement était l’acte !” [1] ».

« Acte » provient de la racine indo-européenne ag, qui signifie pousser devant soi. Cette signification première, identique au verbe latin agere, signifiera plus tard « s’occuper » et « agir », et donne également en français « acte ». Le verbe, l’acte, la force : pourquoi ne pas entendre cette libre association de Faust comme une invite à nouer ces trois dimensions ? La force de l’acte de parole est au commencement de toute chose. Ainsi est écrit dans la Genèse : « Le Seigneur Dieu forma donc l’homme du limon de la terre ; Il souffla sur son visage un souffle de vie, et l’homme devint vivant et animé » (Genèse 2,7).

Si le souffle de la parole, la force de l’acte de parole est à l’origine de l’homme, de la pulsion de vie, la violence se donne alors à entendre immédiatement comme échec de la parole. Ainsi Caïn, au moment même où il va pour adresser la parole à son frère Abel, se jette sur lui et le tue (4,8). La Genèse condense ainsi toute la problématique de la violence : à l’échec du verbe, sans la parole créatrice de la vie, la force et l’action ne peuvent que s’allier dans une pulsion destructrice qui est pulsion de mort.

Si d’autres meurtres sont ensuite commis dans la Genèse, nul autre que ce meurtre primitif, ce meurtre premier, n’illustre mieux la violence à l’oeuvre dans l’Écriture. Mais comment expliquer la genèse de ce meurtre ? L’exégèse en donne une interprétation comme conséquence du péché originel : ayant goûté au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, les hommes partageraient désormais leurs actions en mauvaises et bienfaisantes. La suite logique est que, confronté pour la première fois en acte à ces deux pôles, Caïn s’engage dans une mauvaise voie. Charge à sa descendance de purger ensuite le péché et de ne plus recommencer. L’explication est classique et ravie la psychologie moderne : elle est de bonne facture comportementaliste. Cependant, la lettre de l’Écriture est beaucoup plus riche.

La raison en est que si l’on déchiffre à la lettre l’acte de Caïn dans sa corrélation au péché originel, cette explication masque un motif inconscient que chaque sujet est à même de retrouver dans sa propre structure psychique. S’y révèle l’enfant caché de la Genèse, l’enfant phallique refoulé dans les tréfonds de l’inconscient. C’est ce motif que nous allons expliciter, non pas tant ici en référence au mythe parricide freudien du mâle de la horde primitive, qu’au stade du miroir de la formalisation lacanienne, que ce premier fratricide illustre magnifiquement.

Nous rappellerons dans un premier temps les tenants et les aboutissants bibliques du meurtre, puis, dans un second temps, il s’agira d’interpréter comment le péché originel et la chute du paradis avaient préparé à cette confrontation fratricide des deux premiers nés de l’humanité mythique : Caïn et Abel. Enfin, il s’agira de mettre en évidence combien la formalisation de Jacques Lacan dite du stade du miroir, en faisant appel aux concepts fondamentaux de la psychanalyse comme l’imago, le « fort-da » ou le masochisme primaire, redécouvre dans l’inconscient cette rivalité violente et fratricide inaugurale du pacte social.

L’instant du regard : le crime de Caïn

Rappelons tout d’abord l’acte en lui-même. C’est au chapitre quatre de la Genèse que Caïn commet son crime. Celui-ci peut être compris comme une succession de trois temps logiques : le temps du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure. Puis, après coup, deux mouvements refoulent l’acte : inconsciemment d’abord, puisque le crime revient sous la forme hallucinée d’une question posée par une voix (celle de l’Éternel), puis consciemment ensuite, sous la forme d’un rejet de la faute sur l’autre.

Le temps du regard

Tout commence par un temps qui est temps du regard. Abel le berger et Caïn le laboureur font, chacun de leur côté, une offrande à l’Éternel : « Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Éternel une offrande des fruits de la terre ; et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L’Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu » (4,3-5).

Cette asymétrie du regard de l’Éternel sur les offrandes respectives des deux frères irrite Caïn, c’est-à-dire le fait se lever et s’élancer vers la colère. Le temps pour comprendre qui succède au temps du regard est déjà bien entamé, lorsque l’Éternel tente d’expliquer à Caïn le désir et ses avatars : « Et l’Éternel dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Certainement, si tu agis bien, tu relèveras ton visage, et si tu agis mal, le péché se couche à la porte, et ses désirs se portent vers toi : mais toi, domine sur lui » (4,6-7).

C’est l’échec de ce moment pour comprendre. Caïn n’a pas accès à son désir, il est en deçà. L’instant du regard le précipite dans un moment de conclure anticipatoire et désastreux : « Cependant, Caïn adressa la
parole à son frère Abel ; mais, comme ils étaient dans les champs, Caïn se jeta sur son frère Abel, et le tua » (4,8).

Le refoulement

Se donne alors à entendre le refoulement, qui perpétue l’échec de la parole. Mais observons bien que le retour de refoulé inconscient précède le refoulement au sens conscient du terme, qui lui est le fait de Caïn. Dans un premier temps, en effet, c’est la question : « Où est ton frère Abel ? » (4.9). Cette parole est retour du refoulé car elle se donne à entendre à Caïn, sous la forme d’une voix hallucinée, celle de l’Éternel. Ce « Où est ton frère », n’est pas sans rappeler le « Où es-tu ? » que l’Éternel adresse à Adam, après que celui-ci ait mangé la pomme. C’est alors qu’Abel prend à son compte le refoulement en esquivant la question et en répondant : « Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? » (4,9).

Si l’irréparable est déjà commis, c’est néanmoins le refoulement qui devient ici le véritable crime et qui va poursuivre désormais Caïn : « Et Dieu dit : Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi » (4,10). La voix du sang fait retour, poursuit Caïn, qui désormais a peur de subir le même châtiment, peur d’être tué : « Quiconque me trouvera me tuera » (4.14).

Le premier temps fondateur - et qui reste toujours incompréhensible pour Caïn - fait alors retour, c’est le temps du regard : « L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn » (Victor Hugo). Il n’est dès lors pas difficile de reconnaître avec C. G. Jung que, derrière ce motif de l’oeil d’un dieu vengeur, se cachent « les traits du père effrayant dont la colère poursuit » (Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, pp. 122-125).

Le signifiant

Observons que ce refoulement n’est nullement annulable par le châtiment. Bien au contraire, le châtiment le perpétue en tentant d’en effacer la trace. Car, à y regarder de plus près, le châtiment subit par Caïn est doublement curieux. Non seulement l’Éternel va protéger Caïn, mais, en outre, il lui réserve la place qu’il avait réservée à Abel : « L’Éternel lui dit : si quelqu’un tuait Caïn, Caïn serait vengé sept fois. Et l’Éternel mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point » (4.15).

En même temps que Caïn réussit à se protéger, il est justement stigmatisé par cette protection (ce « signe » mit par l’Éternel sur Caïn). La trace du crime effacée par le pardon se perpétue dès lors comme pur signifiant. Ce qui est convoqué par Caïn pour le protéger sert justement à sa perte, puisque cette trace effacée par le pardon « signe » désormais sa faute sur une autre scène, comme disait Freud, sur laquelle sans cesse lui sera remémoré son crime.

Caïn est condamné à errer comme un vagabond : « Maintenant, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre » (11-12).

Observons cependant que si le châtiment consiste à ne plus pouvoir être cultivateur (le sol ne donnera plus de richesse) et d’être condamné à errer (c’est-à-dire à être pasteur), il légitime alors pleinement le motif du crime puisque Caïn était laboureur et Abel berger. En confortant Caïn en lieu et place d’Abel, ce châtiment en forme de pardon est là pour lui rappeler le crime et ses motifs. Ainsi Caïn peut le juger « trop grand pour être supporté » (4,13).

Le temps pour comprendre :
la chute du paradis terrestre

Que le meurtre soit fondateur, n’est-ce pas là la découverte que Freud nous proposait dans son célèbre Totem et Tabou ? Indéniablement, bien qu’un déplacement ce soit ici faufilé entre le mythe freudien et le mythe biblique. Dans le mythe freudien, le meurtre est commis sur le père et les fils s’entendent ensuite pour le pacte civilisateur, tandis que dans le mythe biblique, le meurtre est commis sur le frère, et le père donne ensuite sa « bénédiction » au fils pour fonder la civilisation moderne.

Si la civilisation n’échappe pas au meurtre fondateur (Freud et les écritures saintes semblent s’accorder sur ce point), quel est le véritable mobile du crime ? Un regard ? Un regard, certes, mais en quoi ce regard est-il ravageur ? En quoi ce regard a-t-il des effets aussi dévastateurs sur celui qui en subit la cécité ? C’est que ce regard marque l’incomplétude de l’homme par rapport à sa propre image. C’est le pas que Lacan fait faire à notre écoute des formations de l’inconscient. Là où Freud interprète la face cachée du meurtre en équivalence du désir incestueux, Lacan va confirmer l’interprétation sans pour autant faire appel au mythe de la horde primitive, mais à sa formalisation du stade du miroir, suivant en cela saint Augustin à la lettre.

Pour le comprendre, il nous faut encore une fois en revenir au commencement, c’est-à-dire au péché originel. C’est là que le véritable motif du meurtre de Caïn se donne à entendre et se laisse dévoiler.

« Faisons l’homme à notre image » (Genèse 1,26)

Le cinquième jour (1,23), après que la terre a produit des animaux vivants selon leur espèce (1,23), les animaux terrestres, Dieu créa l’homme : « Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » (1,26), pour « qu’il domine sur les animaux terrestres » (1,26).

Faut-il conclure de ce célèbre verset que Dieu est à l’image de l’homme ? Certainement pas, cela n’est nullement déductible de la proposition biblique verset 26 du premier chapitre de la Genèse. Ce qui est seulement à entendre, mais ce n’est pas rien, c’est que : l’homme semble sans cesse précéder par son image. Qu’est-ce à dire ? Des précisions sont apportées un peu plus loin.

Après que tout a été achevé, au septième jour, on sait en effet que Dieu se repose de son oeuvre. Cependant, comme dans un brusque « flash-back », le deuxième chapitre de Genèse entame alors la narration détaillée de la création de l’homme : une vapeur (2,6) s’élève de la terre, arrose toute sa surface, et Dieu peut alors créer l’homme en lui soufflant dans les narines « un souffle de vie » (2,7). L’Éternel le met dans le jardin d’Eden qu’il avait planté à cet effet à l’orient, au sein duquel reposaient trois arbres : d’abord un arbre de toute espèce, agréable à voir, et dont les fruits étaient « bons à manger », puis « l’arbre de la vie » (au milieu du jardin), et enfin « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (2,9). On se souvient que l’ordre donné par l’Éternel à l’homme est celui de ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : « L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras » (2, 16-17).

C’est alors que l’Éternel se fait cette réflexion : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; je lui ferai une aide semblable à lui » (2,18).

« Eros, celui qui rompt les membres » (Hésiode)

Le plongeant dans un « profond sommeil » (sorte d’hypnose), l’Éternel opéra l’homme, « prit une de ses côtes », et « referma la chair à sa place » (2, 23). Avec cette côte, « l’Éternel Dieu forma une femme », et la présenta à l’homme (2,22) : « Et l’homme dit : Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! on l’appellera femme, parce qu’elle a été prise de l’homme » (2,23).

Si pour Hésiode et la mythologie grecque, Eros, le Dieu de l’Amour, est d’abord celui qui rompt les membres, il a, on le voit, son pendant dans la mythologie biblique, puisque c’est après s’être vu briser les os que l’homme connaît l’amour de la femme. Cet arrachement devra sans cesse être répété, puisqu’il est rappelé dans la foulée que l’homme devra sans cesse renouveler cet arrachement et quitter son père et sa mère, pour retrouver sa femme : « C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair » (2,24).

Au-delà de la référence au mythe de Platon d’un être unique à l’origine que Zeus aurait séparé en deux, et dont les deux moitiés n’auraient ensuite de cesse de s’accoupler, ce qu’il nous faut entendre ici, c’est que cet acte d’arrachement, de l’homme à la terre, de la côte à l’homme, de la femme à la côte, etc., précède qu’on le veuille ou non toute sexualité : « [...] Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre [...] » (1,28).

L’enfant caché de la Genèse

Le serpent, qui était le plus rusé de tous les animaux (3,1), proposa alors à la femme de manger le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, soudaine condensation de l’arbre de la vie et de l’arbre de la connaissance bien et du mal. Comment s’y prend-il ? « Vous ne mourrez point » (3,4), lui dit-il. Puis il s’empresse de préciser : « Le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront » (3,15), et « vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal » (3,15).

L’homme et la femme, qui ne s’appelaient pas encore Adam et Ève, mangèrent du fruit de l’arbre défendu (3,6).

Alors que, jusqu’à présent, « l’homme et sa femme étaient tous deux nus », et n’en avaient point honte (2,25), « les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus » (3,7), et ils y remédièrent cousant des feuilles de figuier pour s’en faire des « ceintures » (3,7).

Arrêtons-nous ici, c’est le moment d’interpréter. Dans une lettre à Jung, datée du 17 décembre 1911, Freud invite son correspondant à comprendre le mythe de la Genèse comme une « misérable défiguration tendancieuse d’un apprenti prêtre », qui, comme dans un rêve, aurait « condensé en un récit deux sources différentes ». Ainsi s’expliquerait selon lui, par exemple, la confusion entre les deux arbres : « Il n’est pas impossible que les deux arbres sacrés viennent de ce que dans chacun des écrits qui lui ont servi de sources, il a trouvé un arbre » (S. Freud et C. G. Jung, Correspondance, 1906-1914, Gallimard, Paris, 1992). Mais, plus généralement, Freud défend la proposition selon laquelle le mythe de la Genèse ne relate que des formes « manifestes » de motifs mythologiques, qui ne sont pas directement utilisables pour des résultats psychanalytiques. Seules leurs formes latentes et originelles sont véritablement exploitables du point de vue de l’inconscient, ce qui n’est accessible que par un travail d’élaboration et de comparaison avec d’autres mythes, afin d’écarter les défigurations grossières que ces motifs ont subies au cours du processus de civilisation et de développement des mythes. À suivre Freud sur cette voie d’interprétation, la séquence ci-dessus se fait entendre selon un ordre logique qui n’est pas sans nous rappeler quelques évidences : Dieu vient d’inciter l’homme et la femme à se multiplier, puis un fruit est cueilli, et enfin des yeux s’ouvrent.

Il apparaît clairement que ce fruit qui chute de l’arbre de la vie doit ici se comprendre comme une métaphore : celle d’un enfant qui vient de naître et dont les yeux s’ouvrent à la vie. Qu’évoque donc ce serpent fantaisiste, ce serpent qui rampe, si ce n’est le premier réflexe du nourrisson, celui du « fouissement », où le nouveau né rampe sur le ventre de sa mère afin de venir « automatiquement » se sustenter jusqu’au sein ? Ce réflexe fait partie de ce que l’on appelle les réflexes « archaïques » du nourrisson, lesquels apparaissent dès la naissance, pour disparaître ensuite. Ils sont au nombre de quatre. Tout d’abord, le réflexe dit de Moro ou réflexe d’embrassement : les bras s’écartent symétriquement et se rejoignent. Ensuite, le réflexe de redressement et de marche automatique : à une pression plantaire, l’enfant réagit en se redressant. En troisième lieu, le grasping, où la stimulation de la paume de la main entraîne une flexion des doigts et un agrippement. Enfin, celui que nous venons d’évoquer, le réflexe de fouissement, c’est-à-dire le réflexe de recherche et d’orientation vers le sein, lequel est d’ailleurs suivi des réflexes de succion et de déglutition.

Ces réflexes ont certes une valeur adaptatrice importante (leur absence est signe d’immaturité), mais une valeur qui est purement
fonctionnelle puisqu’ils disparaissent ensuite rapidement, cette disparition même signant l’évolution d’une bonne maturation. Cependant, en comparant l’ensemble de ces réflexes archaïques à la séquence biblique, le fruit défendu présente une étrange ressemblance avec le sein maternel, et le serpent avec l’enfant lui-même.

Nous pouvons en effet interpréter le péché originel comme une condensation des quatre réflexes archaïques du nourrisson. Dans le fait de s’élever pour cueillir le fuit d’abord, qui représente ici le réflexe de redressement (ne voit-on pas, sur bon nombre de représentations et gravures, le serpent debout au pied de l’arbre défendu ?) Dans l’acte lui-même de cueillir ce fruit, ensuite, où se condensent les réflexes d’embrassement et d’agrippement. Quant au fruit que l’enfant souhaite cueillir après avoir rampé comme un serpent sur le ventre de sa mère (réflexe du « fouissement »), il se substitue pleinement dans ce contexte au sein maternel.

« Où es-tu ? »

Il n’y a que de cette manière que l’on peut comprendre le fameux « Où es-tu ? » (3,9) que l’Éternel adresse à l’homme. Car si l’Éternel voit tout, on est en droit de se demander pourquoi il demande à l’homme où il est : « Mais l’Éternel Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ? Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. Et l’Éternel Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ? L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé. Et l’Éternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé » (3, 9-13).

Le motif classique de la femme apparaissant comme la séductrice de l’homme, à qui elle donnerait la pomme à manger, paraît un peu court eu égard au foisonnement mythologique. Dans sa lettre à Jung, Freud lui confie que Otto Rank l’a rendu attentif au fait qu’il pourrait s’agir ici, dans le mythe de la Genèse, d’une simple inversion de motif : « Alors la chose serait claire ; Eve serait la mère dont naît Adam, et nous nous trouverions devant l’inceste maternel qui nous est familier, dont la punition, etc. Tout aussi étrange est ce trait que la femme donne à l’homme quelque chose de fécondant (une grenade) à manger. En revanche, inversé, cela est à nouveau quelque chose de connu. Que l’homme donne à la femme un fruit à manger, c’est une vieille cérémonie de mariage (cf. encore la façon dont Proserpine doit rester dans l’Hadès comme épouse de Pluton) » (Freud à Jung, 17 décembre 1911).

Sans remettre radicalement en cause cette interprétation, il est selon nous plus simple ici d’envisager que le fruit donné par la femme à l’homme est tout simplement un enfant et qu’ainsi l’équation donnée plus haut se laisse résoudre selon l’équivalence : serpent = enfant = fruit = sein.

Du reste, à la même époque, C. G. Jung va plus loin dans la mise en
perspective de cette équation entre le fruit de l’arbre et le sein maternel. Dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles, il insiste en effet longuement sur le caractère maternel du bois en général et de l’arbre de vie en particulier : « L’arbre de vie est en premier lieu sans doute un arbre généalogique portant des fruits, donc une sorte de mère des générations. De nombreux mythes font descendre les hommes des arbres, beaucoup représentent le héros enfermé dans l’arbre maternel : ainsi Osiris mort dans la bruyère ; Adonis, dans la myrrhe, etc. De nombreuses divinités féminines étaient vénérées sous formes d’arbres : d’où le culte des bois et des arbres sacrés. Il est par conséquent compréhensible que
ce soit sous un pin qu’Attis s’émascule : cela signifie qu’il le fait à cause de sa mère - ou en relation avec elle. La Junon de Thespie était une branche d’arbre ; celle de Samos, une planche ; celle d’Argos, une colonne ; la Diane de Carie, un morceau de bois mal dégrossi ; l’Athénée de Lindus, une colonne polie. Tertullien appelle la Cérès de Pharos : “rudis palus et informe lignum sine effigie”. Athenaeus remarque au sujet de la Latone de Délos qu’elle est un (...), un morceau de bois informe. Tertullien nomme une Pallas attique : “crucis stipes”, pieu en forme de croix (ou mât). Le simple pilier de bois est phallique, comme l’indique déjà le nom (Pfahl, palus, etc.) » (C. G. Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles).

Le fruit de l’arbre représentant le sein maternel est, selon l’expression de Jung, « symbole de libido ». C’est-à-dire que le fruit, le sein maternel, représente « la libido du fils dont l’objet fut jadis la mère » (Métamorphoses de l’âme et ses symboles, p. 375). En ce sens, l’insistance sur le fruit signe la résistance du fils à détacher sa libido de l’imago maternelle, signe la permanence et la souffrance du désir incestueux.

À retenir ce motif d’équivalence entre l’arbre et le sein de la mère, le fameux « Où es-tu » de l’Éternel se donne ainsi à entendre d’une manière quelque peu différente ; il ne s’adresse pas tant à l’homme
qu’à son fils premier-né : Caïn.

L’ablactation ou la chute du paradis terrestre

Le « où es-tu ? », n’est pas tant une interrogation qu’une exclamation, une interpellation : tu en es encore là, au sein de ta mère ! C’est bien l’enfant (serpent) qui est ici sevré en étant maudit à se rappeler le fouissement : « L’Éternel Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie » (3,14).

À jamais gravée dans la fameuse énigme de la Sphinge que résout Œdipe en révélant que l’homme est d’abord celui qui marche à quatre pattes, cette naissance première et idyllique ne sera plus : « Il dit à la femme : J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur » (3,16).

Inimitié est alors jetée sur l’enfant, sur la postérité de l’homme : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon » (3,15).

Quant à l’homme, on le sait, il devra travailler : « Il dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre : Tu n’en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière » (3,17-20).

L’hypothèse de la naissance est alors confirmée par la nomination
d’Adam et d’Ève, qui jusque-là n’avaient pas de nom, et par le statut d’Ève en tant que mère, qui est alors entériné : « Adam donna à sa femme le nom d’Ève : car elle a été la mère de tous les vivants » (3,20).

L’Écriture peut alors revenir sur l’hypothèse de la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance, et sous-entend que le fruit mangé aurait été le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : « L’Éternel Dieu dit : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement » (3,22).

C’est là, la chute du paradis terrestre, qui ne doit pas tant s’entendre au sens conscient d’une conséquence d’un péché quelconque, que comme l’ablactation prématurée du petit de l’homme. L’emblème de l’Eden, immortalisé par les chérubins et leur épée flamboyante, condense alors toute la problématique de l’enfant (chérubin) et de sa coupure (l’épée) du sein maternel : « Et l’Éternel Dieu le chassa du jardin d’Eden, pour qu’il cultivât la terre, d’où il avait été pris. C’est ainsi qu’il chassa Adam ; et il mit à l’orient du jardin d’Eden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie » (3,23-24).

Le moment de conclure :
le fratricide stade du miroir

« On trouverait difficilement une nursery sans conflits violents entre ses habitants », écrit Freud dans ses conférences d’introduction à la psychanalyse. La principale raison de ces conflits, Freud la trouve dans le désir de chacun de monopoliser à son profit l’amour des parents. Dans ces conditions, les sentiments hostiles se portent d’abord sur les frères et les soeurs, précise-t-il. Et l’Eden comme première nursery n’y fait pas exception. C’est à la lumière de cette règle freudienne élémentaire que doit se comprendre le meurtre d’Abel.

Caïn est le premier-né conçu dans le paradis terrestre. C’est lui qui,
avant tout, en a été chassé. Cette image idyllique de l’enfant au paradis - de l’enfant au sein de la mère -, elle le hantera partout comme un oeil qui le regarde. À commencer par la naissance de son frère, Abel, qui réactive cette imago maternelle à laquelle il ne peut mesurer que son incomplétude, son désir dans toute son aliénation. C’est là toute l’originalité de la thèse lacanienne, laquelle s’affirme dès 1938 dans un article sur la famille et son fameux « stade du miroir ». Revisitant la thèse d’Henri Wallon (Les Origines du caractère chez l’enfant, éditions Boivin et Cie, Paris, 1934, pp. 190-207), Jacques Lacan prend à témoin saint Augustin. « La faiblesse du corps au premier âge est innocente, dit saint Augustin, l’âme ne l’est pas » : « Un enfant que j’ai vu et observé était jaloux. Il ne parlait pas encore, et regardait, pâle et farouche, son frère de lait. Chose connue ; les mères et nourrices prétendent conjurer ce mal par je ne sais quels enchantements. Mais est-ce innocence dans ce petit être, abreuvé à cette source de lait abondamment épanché de n’y pas souffrir près de lui un frère indigent dont ce seul aliment soutient la vie ? » (Confessions, I, VII).

L’hypothèse fondamentale soutenue conjointement par Lacan et saint Augustin est ici que la rivalité fraternelle ne doit pas tant s’entendre comme un conflit entre deux individus, que comme un conflit dans chaque sujet, conflit psychique interne issu de la confrontation à cette identification mentale (imago maternelle) constitutive du désir incestueux.

« L’être qui absorbe est tout absorbé », écrit Jacques Lacan. Cela semble à première vue paradoxal, que ce soit l’enfant qui tète qui soit en fait lui-même absorbé. Cette absorption n’est nullement paradoxale, si l’on comprend qu’à ce stade l’objet du désir se confond avec le sujet du désir dans le fantasme fondamental constitutif du petit de l’homme. Si, du point de vue du besoin en effet, l’acte porte bien sur l’oralité, en d’autres termes si, du point de vue corporel, il s’agit bien d’un allaitement, d’un nourrissage, du point de vue du désir par contre, cette satisfaction va bien au-delà d’une satisfaction nourricière. C’est avant tout une absorption, et qui plus est une absorption « scopique ». Scopique parce que le regard de l’enfant qui tète croise, se réfléchit et se confond avec celui de la mère, lequel se satisfait lui-même de regarder son enfant se satisfaire : « Dans l’allaitement, l’étreinte et la contemplation de l’enfant, la mère, en même temps, reçoit et satisfait le plus primitif de tous les désirs (Lacan, 1938).

« Regard de regard », « désir de désir », l’on entre ici d’emblée dans une topologie particulière, celle de l’inconscient, qui spécifie et oriente toute la structure psychique de l’être parlant.

L’imago maternelle

Le concept d’imago a, à l’origine, été forgé par C. G. Jung dans son
article de 1911, « Métamorphoses et symboles de la libido ». Le terme est emprunté au roman de Carl Spitteler, Prix Nobel de littérature de 1919. Dès cette époque, Jung entend se différencier de la théorie freudienne et, notamment, de la notion de complexe trop étroitement associée à la notion de désir incestueux. Cette notion d’imago, selon Jung, rend en effet mieux compte de la libido inconsciente, laquelle ne saurait en aucun cas se laisser définir selon une direction exacte et unique, mais serait bien au contraire multi-directionnelle et conflictuelle.

Dans ses ouvrages ultérieurs, C. G. Jung remplacera le terme « imago » par son fameux concept « archétype », exprimant ainsi les caractères impersonnels et collectifs des motifs qui résident dans les couches historiquement les plus profondes de l’inconscient (Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, p. 100). Jung renverse ainsi radicalement la conception freudienne qui accorde la primauté au désir incestueux. Pour Jung, ce désir n’est pas premier et la « prohibition de l’inceste » n’a rien de primaire, mais est bien secondaire et ne peut être définie que d’un strict point de vue social. Le désir premier, le but premier, est simple désir de redevenir enfant, de retourner sous la protection maternelle. C’est sur la voie de ce désir premier que l’enfant rencontre l’inceste, puisqu’un des moyens les plus simples de réaliser ce désir est de revenir dans la mère pour la féconder et être à nouveau ré-enfanté par elle : « Ce qui est recherché, ce n’est pas la cohabitation incestueuse, mais la renaissance » (Jung, p. 376). « L’obstacle de la prohibition de l’inceste rend la fantaisie inventive [...]. L’aboutissement du tabou de l’inceste et de ses tentations de transposition, c’est l’exercice de l’imagination qui, peu à peu, en créant des possibilités, trace des voies le long desquelles la libido peut s’activer. Elle se trouve ainsi transposer insensiblement en des formes spirituelles » (Jung, p. 376).

Ce renversement radical permet à Jung de se séparer complètement d’une théorie sexuelle des névroses, ce que l’on a appelé le pansexualisme freudien : « L’absurdité instinctuelle névrotique de l’homme jeune tient donc à une disposition analogue de ses parents et le trouble de sa sphère sexuelle est un phénomène secondaire et nullement primaire. Par conséquent, il n’y a pas de théorie sexuelle, mais il y a une théorie psychologique des névroses » (Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, p. 2748).

C’est de ce concept d’imago que part Jacques Lacan pour construire sa formalisation du stade du miroir. Cependant, si pour Jung l’imago est une formation inconsciente purement fantasmatique, sans lien réel avec le désir incestueux, dans sa formalisation, Jacques Lacan lui redonne toute sa dimension « d’après-coup », c’est-à-dire traumatisante et sexuelle pour le sujet.

Le stade du miroir vient en effet dans un premier temps redoubler ce que Rank qualifiait quant à lui de « traumatisme de la naissance », c’est-à-dire l’arrachement du nouveau-né aux entrailles du ventre maternel. En ce sens, Lacan reconnaît que cette ablactation, ce sevrage au sens le plus étroit, « donne son expression psychique, la première et aussi la plus adéquate, à l’imago plus obscure d’un sevrage plus ancien, plus pénible et d’une plus grande ampleur vitale : celui qui, à la naissance, sépare l’enfant de la matrice, séparation prématurée d’où provient un malaise que nul soin maternel ne peut compenser » (Lacan, 1938).

Si Lacan reste très critique à l’égard des thèses de O. Rank, il insiste cependant à sa manière sur la base objective de ce traumatisme qu’il accorde volontiers à la prématuration spécifique de la naissance chez l’homme : « L’angoisse, dont le prototype apparaît dans l’asphyxie de la naissance, le froid, lié à la nudité du tégument, et le malaise labyrinthique auquel répond la satisfaction du bercement, organisent par leur triade le ton pénible de la vie organique qui, pour les meilleurs observateurs, domine les six premiers mois de l’homme. Ces malaises primordiaux ont tous la même cause : une insuffisante adaptation à la rupture des conditions d’ambiance et de nutrition qui font l’équilibre parasitaire de la vie intra-utérine » (Lacan, 1938).

Néanmoins, et bien au-delà de faire de l’homme « un animal à naissance prématurée », c’est bien la captation aliénante de la rencontre avec le désir inconscient que vient redoubler et spécifier l’imago de l’enfant à la mamelle. Car de même que l’arrachement de la côte d’Adam précède l’érotisme de l’homme, l’arrachement du sein maternel laisse subsister dans l’après-coup la trace de l’érotisme premier où le désir incestueux se révèle comme désir de l’Autre, et se fige dans l’image de la captation scopique (« Le désir inconscient est le désir de l’Autre », Lacan, 1966, p. 632).

Avant même que le moi affirme son « identité », il se confond avec cette image qui le forme et l’aliène. C’est en ce sens, rappelons-le ici, qu’il faut entendre les paroles bibliques selon lesquelles l’Éternel a fait l’homme à son image.

Dès lors, la maturation du petit de l’homme ne peut se concevoir que comme une longue suite de sevrages répétés, dans lesquels ce sevrage primordial sera au fur et à mesure liquidé et son complexe dépassé. C’est ainsi que se constitue la personnalité : « tout achèvement de la personnalité exige ce nouveau sevrage ». À cet égard, Lacan rappelle l’idée hégélienne selon laquelle « l’individu qui ne lutte pas pour être reconnu hors du groupe familial n’atteint jamais à la personnalité avant la mort » (Lacan, 1938).

Du « fort-da » à l’enfant battu

Si l’achèvement de la maturité et le dépassement de ce stade imaginaire ne s’effectuent qu’avec la survenue et la résolution d’un nouveau complexe, symbolique celui-là - et nommément le complexe d’Œdipe -, un stade est déjà primordial pour en signer la résolution anticipatoire, et c’est ce stade que Lacan qualifie du miroir. Mais, plutôt que d’une évolution vers Jung, il s’agit bien plus d’un retour à Freud, dans la description des réactions et attitudes spécifiques que ce conflit réanime dans chaque sujet, réactions que Freud avait déjà observées en son temps.

En effet, si l’on comprend que le malaise du sevrage humain (ablactation ou chute du paradis terrestre) est la principale source du désir de mort, force est de reconnaître que le dépassement de cette imago, de ce complexe, ne peut s’effectuer que par un passage par ce qu’il faut qualifier de « masochisme primaire ». Masochisme qualifié ici de « primaire » ou fondamental, dans la mesure où pour se donner une chance de dépasser l’aliénation première, le sujet se voit justement contraint, dans un premier temps, de la reproduire. C’est en effet ce que Freud avait déjà observé en 1920 dans son « Au-delà du principe de plaisir », chez l’enfant aux prises avec sa bobine de fil, jeu ou mise en scène immortalisée par ses deux exclamations « fort » et « da » : « C’est bien ainsi que sont apparus les jeux primitifs de l’enfant à l’oeil connaisseur de Freud : cette joie de la première enfance de rejeter un objet du champ de son regard, puis, l’objet retrouvé, d’en renouveler inépuisablement l’exclusion, signifie bien que c’est le pathétique du sevrage que le sujet s’inflige à nouveau, tel qu’il l’a subi, mais dont il triomphe maintenant qu’il est actif dans sa reproduction. »

C’est la quintessence même de ce jeu du « fort-da » que Lacan retrouve dans ce qu’il nomme stade du miroir. À ceci près qu’il y distingue les trois attitudes condensées dans le « fort-da » du neveu de Freud, lesquelles sont celles de la parade (mise en scène), du despotisme (fort), de la séduction (da) : « Qu’on s’arrête un instant, dit Lacan, à l’enfant qui se donne en spectacle et à celui qui le suit du regard : quel est le plus spectateur ? Ou bien qu’on observe l’enfant qui prodigue envers un autre ses tentatives de séduction : où est le séducteur ? Enfin, de l’enfant qui jouit des preuves de la domination qu’il exerce et de celui qui se complaît à s’y soumettre, qu’on se demande quel est le plus asservi ? Ici se réalise ce paradoxe : que chaque partenaire confond la partie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui » (Lacan, 1938).

C’est là la grammaire mise en évidence par Freud en 1919 lorsque,
écoutant le fantasme s’énoncer sous la forme d’un « On bat un enfant », il le déchiffre en faisant jouer au sujet tous les rôles de ce scénario, observant néanmoins que cet enfant battu est d’abord et avant tout un frère haï : « Dans la chambre d’enfants il y a aussi d’autres enfants, plus âgés ou plus jeunes de très peu d’années, qu’on n’aime pas beaucoup, pour bien des raisons, mais principalement parce qu’on doit partager avec eux l’amour des parents, et qu’à cause de cela on repousse de soi avec toute l’énergie sauvage qui est propre à la vie sentimentale de ces années. Si c’est un petit frère ou une petite soeur plus jeune (...) on le méprise, non content de le haïr, et il faut pourtant qu’on supporte de voir comme il tire à lui cette part de tendresse que les parents aveuglés réservent chaque fois au plus jeune. On comprend bientôt que le fait d’être battu, même si cela ne fait pas très mal, signifie une révocation de l’amour et une humiliation » (S. Freud, « Un enfant est battu », Œuvres complètes, vol. XV, pp. 115-146).

Car Freud précise en effet que dans un second temps, constitutif de l’intervention de la culpabilité et le refoulement du désir incestueux, le sadisme s’inverse en masochisme. Sous l’effet de la régression, l’écriture du fantasme fondamental peut alors s’énoncer désormais ainsi : « Le père me bat (je suis battu par le père). » Cette permutation des rôles - aussi bien des acteurs que des spectateurs - dans le scénario est spécifique du fantasme fondamental, et il en va de même dans la formalisation du stade du miroir où, selon la formule de Lacan, « chaque partenaire confond la partie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui ». C’est encore une fois ici le sujet lui-même, ou encore le pathétique de son propre sevrage, qu’il s’inflige à nouveau, en le donnant en spectacle, en lui prodiguant des tentatives de séductions, ou le repoussant comme un despote. Il se donne à voir, à se faire séduire par, ou à se faire dominer par ce pathétique, « tel qu’il l’a subi », pour mieux en triompher dans l’activité de sa représentation : « L’objet que choisit l’agressivité dans les primitifs jeux de la mort est, en effet, hochet ou déchet, biologiquement indifférent ; le sujet l’abolit gratuitement, en quelque sorte pour le plaisir, il ne fait que consommer ainsi la perte de l’objet maternel ».

En d’autres termes, prendre l’autre pour miroir de soi-même permet de renvoyer une image permettant de fixer l’un des pôles du masochisme primaire afin de tenter de le dépasser fût-ce sur un mode hautement sacrificiel. Dans ces jeux primitifs ou ce stade, cette rencontre en miroir « débouche sur une alternative nouvelle où se joue le sort de la réalité » : « Ou bien il [le sujet] retrouve l’objet maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de l’autre ; ou bien, conduit à quelque autre objet, il le reçoit sous la forme caractéristique de la connaissance humaine, comme objet communicable, puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord ; mais en même temps il reconnaît l’autre avec lequel s’engage la lutte ou le contrat, bref il trouve à la fois l’autrui et l’objet socialisé. »

C’est-à-dire qu’ou bien le sujet réussit, grâce notamment à ses identifications primaires et secondaires, à dépasser cette aliénation première de son désir et sa captation imaginaire, ou bien il n’y réussit pas, et il est alors irrémédiablement engagé sur une pente régressive et agressive. « Dans la mesure où elle résiste à ces exigences nouvelles qui sont celles du progrès de la personnalité, précise Jacques Lacan, l’imago, salutaire à l’origine, devient facteur de mort » (Lacan, 1938). La rencontre avec l’autre, dans la mesure où elle réactive l’absorption première et dans et par l’objet non-sublimé, engage en effet le sujet vers la régression du désir à un appétit. Aliéné dans l’image du désir de l’autre, le sujet ne se donne plus à entendre que dans « c’est un moi ou l’autre », c’est-à-dire que « c’est un moi ou l’autre qui doit disparaître ». Si c’est un moi, alors le sujet peut rester fixer à l’imago du sein maternel, et se donne alors la mort selon cette image : grève de la faim ou régime, anorexie mentale, toxicomanies, etc. C’est « l’appétit de la mort » écrit Jacques Lacan : « Cette tendance psychique à la mort, sous la forme originelle que lui donne le sevrage, se révèle dans des suicides très spéciaux qui se caractérisent comme “non violents”, en même temps qu’y apparaît la forme orale du complexe : grève de la faim de l’anorexie mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par la bouche, régime de famine des névroses gastriques. L’analyse de ces cas montre que, dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère. »

Ce qu’avec le crime de Caïn l’Ancien testament donne à entendre avec Freud et Lacan, c’est que c’est tout spécialement dans la situation « fraternelle primitive » que la violence primordiale se démontre. Ce phénomène, secondaire à l’identification, est en rapport étroit avec le nourrissage, selon le thème classique de la pomme et du fruit défendu, également illustré par le passage de saint Augustin : « Nulle part ailleurs que dans la rencontre du frère non sevré, cette aliénation fondamentale ne se donne à entendre dans ses effets dévastateurs. C’est là où l’image de l’aliénation fondamentale culmine ». La raison dernière en est « qu’elle répète dans le sujet l’imago de la situation maternelle et avec elle le désir de la mort » (Lacan, 1938).

Conclusion

« Plus d’un enfant qui se considère comme trônant en sécurité dans l’amour inébranlable de ses parents a été d’un seul coup déchu de tous les cieux de sa toute-puissance présomptueuse », écrit Freud en 1919 (« On bat un enfant »). Au sortir du paradis terrestre (sevrage, ablactation), Caïn, le premier né, est surpris par l’image de son frère nouveau-né, Abel, attaché à la mamelle de la mère de tous les hommes, Eve : « Elle enfanta encore son frère Abel » (4,2). Le regard de l’Éternel sur cette offrande est regard de la mère sur cet enfant auquel elle offre son sein, image qui réactive une chute, dont la Genèse témoigne du caractère par trop précipité et ravageur. Au sortir de l’Eden, Caïn est littéralement « surpris par l’intrus dans le désarroi du sevrage », et tel l’enfant observé par saint Augustin, « il le réactive sans cesse à son spectacle ». Il régresse immédiatement et « réagit » rapidement « par la destruction
imaginaire du monstre » qui n’est autre que le simple reflet inversé de son propre désir, renvoyant ainsi Abel et l’inceste consommé dans les profondeurs des entrailles d’où il sort, celles de « la terre qui a ouvert sa bouche » comme le précisent les Écritures (4,11). Caïn, désormais « errant » et « vagabond sur la terre », est condamné - telle une fourmi sur la surface topologique -, à ne jamais pouvoir y entrer si ce n’est qu’à sa propre mort ; il inaugure par là même le prototype du fantasme et de la culpabilité obsessionnelle.

Ce que nous enseigne tout aussi bien la Genèse que la lettre lacanienne, c’est que « la jalousie humaine », en formant son objet, « se révèle comme l’archétype des sentiments sociaux » (Lacan, 1938). L’éternel « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » ou « le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique » (Lacan, Seuil, Paris, 1966, p. 93-100), signifie que la confrontation au désir incestueux (ou imago maternelle) est non seulement incontournable, mais surtout qu’elle révèle la violence inaugurale et constitutive du sujet de l’inconscient.

P.-S.

Ce texte est une première version d’un article ensuite publié dans Psychologie de la violence, (sous la dir. de Christophe Bormans et Guy Massat), Éd. Studyrama, Paris, pp. 19-35.

Notes

[1« Im Anfang war die Tat ! »

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