Zazie dans le métro
Différence des sexes, Zizi et Queue-no
Introduction
Zazie dans le métro est un film de Louis Malle, sortit dans les salles en 1960, d’après le roman de Raymond Queneau publié aux éditions Gallimard un an auparavant en 1959. À mi-chemin entre le conte moderne et le roman d’apprentissage, le film met magnifiquement en scène la pulsion de recherche que l’enfant mène vers sa quatrième année : la fameuse période des “pourquoi”.
L’épistémophilie infantile se sublime généralement à la période de latence, après l’Œdipe, et se manifeste alors dans des intérêts plus socialisés tels que les maquettes, les jeux de société, le dessin ou l’art en général. Ici, chez Zazie la pré-adolescente — comme on dirait aujourd’hui —, c’est le métro qui intéresse soudainement. Le métro qui trahit le monde sous-terrain de l’inconscient et constitue la trame principale des recherches de Zazie, le métro qui reste pour elle, tout au long du film, l’énigme.
Le thème principal du film est donc l’énigme de la Sphinge : la curiosité sexuelle infantile, le fameux “comment fait-on les enfants ?” si cher à Freud. Zazie est menée par la quête désespérée de comprendre les choses sexuelles des adultes surtout la question de la différence des sexes : qui est “hormosessuel”, qui ne l’est pas ? qui est homme, qui est femme ? etc.
Comme l’observe Freud, cette quête est nécessairement destinée à s’enliser, car l’enfant est inlassablement frustré par les réponses des adultes. L’effet comique du film en est d’ailleurs renforcé par l’embarras grandissant des adultes (Gabriel, Charles, Trouscaillon, etc.) face au questionnement incessant de Zazie. En lui renvoyant inlassablement des fins non-recevoir, les “grands” tentent eux-mêmes de se persuader que les enfants ne peuvent rien comprendre aux choses sexuelles, mais ce n’est là que l’effet de leur propre refoulement.
In fine, malgré l’intensité du désir et l’excitation manifeste de Zazie d’en connaître les moindres recoins, le monde souterrain de l’inconscient et du sexuel reste désespérément fermé, comme pour mieux proposer aux spectateurs les images scopiques et acoustiques de ses rejetons. Analysons-les.
I. — L’HISTOIRE ET LES PERSONNAGES
Zazie, une jeune fille de huit-neuf ans, arrive par le train avec sa mère à Paris. Dès l’arrivée à la gare, sa mère (Jeanne) confie Zazie à son frère (l’oncle Gabriel) et part de son côté prendre du bon temps avec son « Jules » pour un week-end amoureux. Alors que Zazie était si heureuse et si contente de visiter Paris et s’apprêtait à prendre le métro, ses employés sont grève et les grilles de la station restent désespérément fermées. Gabriel et son ami Charles (taxi de son métier), la ballade dans Paris jusqu’à chez lui. Gabriel habite au-dessus d’un café. Zazie soupe avec son oncle et sa tante Albertine, une femme d’intérieur jeune et moderne (« la gentillesse même » comme dit Gabriel), puis va se coucher pendant que son oncle s’apprête à aller travailler à 23h. Mais Turandot, le patron du café et le propriétaire de l’appartement de Gabriel, la réveille en s’indignant auprès de Gabriel du langage de Zazie.
Le lendemain matin, réveillée avant tout le monde, Zazie s’habille seule, trompe la vigilance de Turandot, sort dans la rue Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle et s’engage dans les passages commerçants des grands boulevards. Turandot la poursuit, mais au moment où il la rattrape, Zazie fait croire aux passants que celui-ci est un satyre qui la poursuit. Zazie s’échappe à nouveau à son monde pour se précipiter dans le métro : mais en vain, celui-ci reste fermé !
Elle pleure et se fait consoler par un inconnu qui lui offre un mouchoir auquel il avait fait un nœud. Cette fois-ci, c’est bel et bien un satyre, qui aime les enfants (« les petites filles et les petits garçons »). Alors que le satyre réajuste son nœud de cravate à la glace d’un vitrier qui passe dans la rue, à quelques pas, en arrière-plan et sur le même trottoir, un homme poignarde une femme par derrière. Au moment où la femme s’écroule, Zazie se lève et, toujours derrière la grille du métro, vient faire face au satyre. Pendant que l’homme se fait cirer les chaussures, Zazie le traite de « vieux salaud ».
Elle se rend alors avec le satyre à la foire aux puces, où celui-ci lui achète des blue-jeans et l’invite à manger des moules et des frites dans un café. Avalant ses frites, Zazie compare le satyre à son père et alors que celui-ci l’interroge sur celui-là, elle lui apprend que son père et mort. Pire, pendant qu’elle déguste ses moules, elle lui apprend que sa mère a assassiné son père et lui raconte l’histoire en détail. Déçue par l’attitude de son interlocuteur, Zazie éclabousse son costume avec le jus des coquillages : celui-ci interloqué, se recroqueville, tandis Zazie s’enfuit avec sa paire de jeans et finalement poursuivit par le satyre.
Au moment où Pedro Surplus la rattrape, Zazie crie « au secours » et provoque à nouveau l’attroupement. Cette fois, le satyre est plus malin et accuse Zazie de lui avoir volé la paire de jeans.
Zazie revient dans l’appartement de son oncle accompagnée par un agent de police : l’agent de police Trouscaillon. Celui-ci interroge Gabriel sur son métier tandis que Zazie essaye son blue-jeans : « artiste », répond Gabriel. Loin d’être veilleur de nuit comme il le faisait croire à Zazie, Gabriel fait son numéro dans une boîte de nuit, habillé en femme, en danseuse espagnole plus précisément. Accusé d’homosexualité par l’agent Trouscaillon, Zazie entend derrière la porte le mot et demande à sa tante qu’est-ce qu’un « hormosessuel » — comme elle l’entend déformé.
Alors que l’agent commence à tomber amoureux de la tante Albertine et insiste à l’interroger en lui demandant sa profession (ménagère), l’agent est finalement jeté dehors par Gabriel.
Trouscaillon mène son enquête de voisinage sur Gabriel, tandis que Mado P’tits-Pieds, la serveuse du café tombe dans les bras de Charles, le taxi, qui vient manger chez Turandot.
Après déjeuner, Gabriel et Charles emmène Zazie dans leur taxi pour une visite de la tour Eiffel.
L’ascenseur est plein à craquer et un brouhaha terrible s’y fait entendre.
Au deuxième étage, Gabriel perd ses lunettes. Ne voyant rien, il commence à faire des acrobaties à tous les étages de la Tour Eiffel comme s’il était dans un rêve… (« et toute cette histoire le songe d’un rêve »).
Il en redescend en ballon sur un tas de sable, alors qu’un conducteur d’autocar pour touriste lui propose de l’emmener à la Sainte Chapelle.
En descendant de la tour Eiffel par les escaliers avec Charles, Zazie l’assaille de question sur la sexualité et l’homosexualité. Charles ne sait plus quoi répondre et s’en va seul dans son taxi, n’en pouvant plus de Zazie et de ses questions.
Zazie et Gabriel se retrouvent tous les deux, dans la circulation parisienne typique des jours de grève de métro. Gabriel a sa répétition de 18h et tous les deux se faufilent entre les voitures. Zazie continue de poser ses questions et demande à Gabriel s’il est homosexuel, tandis qu’une jeune veuve se mêle à la conversation.
Prenant les quais, Gabriel se lamente de ne pas arriver à l’heure à sa répétition, quand tout à coup il est pris par un car de touristes et est emmené à l’intérieur par quatre jeunes filles qu’il avait croisé à la tour Eiffel.
L’agent de police Trouscaillon croit reconnaître en la jeune veuve, une certaine Albertine et rejoint le petit groupe au moment où Gabriel se fait enlever. Le jeune veuve, qui décline enfin son identité — Madame Mouaque —, emmène Zazie et Trouscaillon dans sa décapotable. Debout dans la décapotable, Trouscaillon dégage la route à l’aide de son sifflet. Le car arrive enfin à destination : la Sainte Chapelle (Église Saint Vincent de Paul) suivit par la voiture de la veuve, avec à son bord Zazie et Trouscaillon.
Gabriel arrive enfin à sa répétition dans le cabaret qui jouxte la fameuse Sainte Chapelle. Gabriel téléphone au Turandot, où Mado petit pied se fiance avec Charles. Charles demande à Albertine de soigner sa robe de revue et invite tout le monde à son numéro de ce soir.
Dehors, la veuve courtise Trouscaillon.
Zazie rentre au Turandot accompagnée par la veuve.
Pendant qu’Albertine prend son vélo pour apporter la robe de Gabriel au cabaret, Zazie flâne sur les grands boulevards, attendant le spectacle du soir. Fatiguée, Zazie s’endort sur le capot d’une voiture et rêve.
Elle se réveille et tout le monde accourt au cabaret de Gabriel pour voir le spectacle : Zazie, Albertine, Trouscaillon dans la voiture de la veuve, Charles dans son taxi, qui amène Mado et Gridoux, Turandot et la veuve et, finalement, le car de touristes. Tout le monde accourt dans la loge de Gabriel, qui a le trac.
Dans un brouhaha, on entend distinctement le dialogue suivant :
– Il faut voir un psycha-cho-analyste…
– J’ai déjà essayé d’analyser mes rêves… eh bah ils sont morts hein !
– Et de quoi rêvez-vous ?
– De nourrice !
Au moment où Gabriel entre en scène, Pedro-surplus-Trouscaillon entre dans la loge de Gabriel, où Albertine se trouve seule : il lui avoue son béguin.
Entre finalement Zazie, tandis qu’Albertine va chercher la valise de sa nièce.
À la fin du numéro, les compères repartent en faisant grand bruit. Échappant à l’intervention de la police pour tapage nocturne, tout le monde — c’est-à-dire Gabriel et ses spectateurs et spectatrices —, se retrouvent pour manger une soupe à l’oignon.
Soupe à l’oignon, muscadet, bonne franquette, tout ce beau monde finit par être saoul et la petite fête se termine en une gigantesque bagarre générale au cours de laquelle les décors sont démolis.
Trouscaillon arrive en Mussolini pour embarquer tout le monde. Au sortir du café, tous s’engouffrent dans le métro pour aller à la gare de l’Est, mais Zazie, endormie dans les bras d’Albertine, ne profite pas de l’occasion.
Sa mère, à peine réveillée de sa dernière nuit avec son amant, la rejoint in extremis sur le quai de la gare, tandis que le train démarre.
Si Zazie n’a pas vu le métro, elle a vieillit.
II. — LE LANGAGE DE L’INCONSCIENT
Dans la forme, déjà, observons d’abord que le film met avant tout en scène le langage des rêves et de l’inconscient, en mêlant hardiment l’argot, le néo-français, les gros-mots et le surréalisme des images.
Le langage des rêves et de l’inconscient
On le sait depuis Freud, condensation et déplacement mettent en scène le langage des rêves et de l’inconscient. Lacan a traduit cela à sa manière, par la métaphore et la métonymie, les figures de style fondées sur l’analogie et/ou la substitution. Mais le procédé reste le même, identique à celui du travail du rêve, dans lequel le contenu latent inconscient (pulsions, désirs) se transforme en un contenu manifeste du rêve. C’est alors la figuration proprement dite, c’est-à-dire l’histoire, fût-elle parfois abracadabrante, telle qu’elle se présente au rêveur. Le rêve est hiéroglyphe, rébus, dont le but est d’exprimer des contenus refoulés, interdit à la représentation consciente.
L’apparent sans-queue-ni-tête de la mise-en-scène de Louis Malle est à déchiffrer comme un rêve et donne à entendre un contenu latent riche en pulsions et en désirs inconscients. Le style surréaliste et le parlé néo-français de Queneau ne sont que condensation et déplacement qui mettent en scène l’inconscient en mettant à mal le rapport bi-univoque du signifiant au signifié.
Le néo-français
On sait que Quéneau est à l’origine de travaux pionniers en matière de littérature, notamment lorsqu’il fonde, dès décembre 1960, un séminaire de littérature expérimentale (Selitex), qui allait très vite devenir l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle).
Le langage parlé, condensé et phonétique du néo-français de Queneau, illustre ici à merveille les condensations et déplacements à l’œuvre dans le langage des rêves. Queneau était persuadé que le néo-français finirait par s’imposer et progressivement remplacer le français écrit traditionnel. Au début des années soixante-dix, il fait le triste constat que son pari est raté. On serait tenté de dire aujourd’hui qu’il n’a pas vécu assez longtemps… Car avec le développement des sms et le parlé des jeunes (notamment des banlieues), force est de reconnaître que l’écrit utilisé dans les textos et autres messages électroniques ressemble à s’y méprendre à son ancêtre : le néo-français.
L’Argot
De la même manière que dans le rêves, les rébus, condensations et déplacements, servent à exprimer les pulsions et désirs inconscient interdits à la représentation consciente, dans le langage courant, l’argot sert à exprimer des idées taboues et socialement interdites par la société. Un dictionnaire d’argot renvoie inlassablement à des mots qui évoquent la sexualité, la criminalité, la drogue, etc. On comprend que l’argot dont se sert Zazie tout au long du film, renvoie au langage des rêves et du sexuel inconscient.
La mise en scène de Malle est la meilleure qui soit pour nous introduire aux effets de signifiants et au langage de l’inconscient. En ce sens, le thème du métro inaccessible est particulièrement bien choisi pour évoquer tout ce qui, habituellement, nous rebute.
Le métro et l’inconscient : du rébus au rebut
Que représente le métro ? C’est d’abord, bien sûr, le refoulé, l’inconscient, ce qui est sous la croûte, sous la croûte consciente, sous la croûte terrestre.
À cet égard il y a un détail du film qui est intéressant, c’est lorsque Zazie se réveille après sa première nuit : il y a sur elle un plan serré, où elle a la tête appuyée contre ce que l’on pense être le carrelage du métro : rêve-t-elle quelle y est ? Mais soudain le plan s’élargit et le spectateur constate qu’il n’en est rien, qu’elle est toujours dans l’appartement de Gabriel, mais aux toilettes. L’association entre le décors du métro (fait de carrelage blanc) et le décors usuel des toilettes est tout à fait pertinente.
Les toilettes, c’est là où l’on jette (ou rejette), tout comme le métro, c’est ce que l’on cache, sous terre, ce que l’on enfouie, ce que l’on refoule. D’ailleurs dès la première scène, dans le hall de la gare de l’Est, Gabriel sent les odeurs des gens qu’attendent les trains à l’arrivée.
C’est le fameux “Doukipudonktan”, le premier mot — mot-valise, mot énigme — du roman. C’est un peu le “riverrun” [1] de Quéneau. Gabriel se plaint (“ils se nettoient jamais”) que les gens n’utilisent pas leurs salles de bains : « dans le journal on dit qu’il n’y a pas 11% des appartements à Paris qu’ont des salles de bains. Ça m’étonne pas, mais on peut se laver sans. Tous ceux-là qui m’entourent doivent pas faire de grands efforts » se lamente-t-il. Tandis que lui se vante de sentir bon.
Mais l’odeur de son parfum indispose justement une femme qui attend sur le quai en même temps que lui. Alors que la femme lui demande qu’est-ce qui empeste comme ça, Gabriel lui rétorque fièrement le nom de son parfum, qui évoque de manière élégante tout une palette de mauvaises odeurs et illustre à merveille le retour du refoulé : « Barbouze, un parfum de chez Fior ».
C’est d’ailleurs l’une des première réflexions de Zazie, dans les bras de son oncle : « tu sens rien bon ? » Et Zazie demande à son oncle si il acceptera de lui en mettre un peu derrière les oreilles, de ce fameux “Barbouze de chez Fior”. Il lui répond que c’est un parfum d’homme, renvoyant chaque sexe à ses odeurs.
III. — COMMENT FAIT-ON LES ENFANTS ?
Très vite, on s’aperçoit que Zazie n’arrête pas de questionner son oncle et les adultes en général : on comprend alors que le film met en scène une pré-adolescente qui tente de sublimer la fameuse période des “pourquoi” ?
On sait que la période des “pourquoi” connait au moins deux temps majeurs : un premier temps à l’avènement de la pulsion phallique, vers trois ans, qui signe l’entrée dans l’Œdipe, puis un deuxième temps avec la période de latence, vers sept-huit ans [2]. C’est à cette seconde période qu’est confrontée Zazie. C’est une période où l’enfant sublime ses premières pulsions curieuses en cherchant à comprendre les grandes inventions techniques ou artistiques, le caractère des grands personnages de l’histoire, etc. La curiosité purement sexuelle se sublime en un intérêt socialement reconnu et même généralement flatté par les adultes.
On sait également qu’au-delà de la curiosité purement sexuelle, un intérêt purement égoïste motive aussi l’enfant dans ses questions : la crainte d’avoir un petit frère ou une petite sœur et d’avoir à partager ainsi l’amour maternel. Au vu de l’emploi du temps de sa mère durant ce week-end, il semble que les craintes de Zazie soient ici grandement justifiées [3].
Enquête et épistémophilie
Il y a cependant quelque chose de paradoxale dans notre hypothèse : Zazie est manifestement dans sa période des “pourquoi”, mais pourtant, rien ne l’intéresse, a-t-on envie de dire.
Son oncle lui propose de visiter les Invalides avec le tombeau de Napoléon, Zazie refuse catégoriquement : “Napoléon mon cul, y m’intéresse pas du tout cette enflure avec son chapeau à la con”. “Mais qu’est-ce qui t’intéresse alors ?” demande Gabriel. Pour unique réponse, Zazie martèle : “Le métro !”
En fait, ce “rien ne l’intéresse” exceptée une seule chose, prouve l’affirmation de Freud selon laquelle, finalement, l’enfant ne souhaite entendre qu’une seule et unique réponse, mais n’ose pas poser la seule question qui la convoquerait : “comment fait-on les enfants” ou “est-ce que je risque d’avoir un petit frère ou une petite sœur”. Faute de pouvoir clairement oser la poser, l’enfant continue d’enquêter à sa manière.
C’est d’ailleurs l’occasion de préciser ici, qu’à l’origine du livre, Raymond Queneau souhaitait faire un roman policier. Il reste d’ailleurs des traces du projet initial dans les interrogatoires multiples de l’agent de police Trouscaillon.
Le style de l’enquête policière correspond parfaitement bien aux enquêtes élaborées par l’enfant poussé par sa pulsion épistémophile. Freud lui-même n’a d’ailleurs jamais caché que son travail analytique était en partie le résultat d’une sublimation réussie de ses pulsions de recherches infantiles. Et ce n’est pas pour rien qu’on l’a souvent comparé à un fin limier, Freud menant généralement ses analyses à la manière d’une enquête policière [4].
L’enfant continue donc d’enquêter, avec entêtement, sur le sexuel. Dans la tour Eiffel Zazie demande à Charles s’il s’y connaît en « sessualité ». “Ils pensent tous qu’à Ça” s’écrie alors Charles — au moins le reconnaît-il !
L’entêtement et l’insistance à provoquer les adultes s’entend également dans le vocabulaire grivois de Zazie, qui n’hésite pas à employer ce que l’on appelle des “gros-mots”. Le plus connus est le fameux “Sacrebleu, merde alors !”, que Zazie bougonne au début du film lorsqu’elle tombe sur la grille du métro. Mais elle n’hésite pas non plus à traiter son oncle et son ami Charles de deux « vieux cons », l’agent Trouscaillon de vieux dégueulasse, de vieux salaud, etc.
Comme Freud et Ferenczi l’ont tous les deux remarqués, les mots obscènes contraignent l’auditeur à se représenter l’objet, ou l’organe évoqué. Avec les gros mots, l’adulte est convoqué, sommé de répondre, là où, généralement, il se débine.
La perte de confiance dans les adultes
Cette “dérobade” de l’adulte face au questionnement incessant de l’enfant cherchant à connaître la vérité de l’énigme du sexuelle est magnifiquement illustrée dès les premières scènes du film.
Dès après la garde de l’Est, lorsque Zazie insiste pour voir le métro, son oncle pense pouvoir échapper au questionnement de Zazie et croit avoir trouvé la bonne idée, celle de lui montrer le métro aérien, et de s’écrier : « Le voilà le métro ! » Zazie ne comprend plus et s’indigne : « le métro c’est sous-terre non mais ! » « Celui-là c’est l’aérien » répond Gabriel. Rien n’y fait : « alors c’est pas le métro » rétorque Zazie. Gabriel lui propose de lui expliquer : « Quelque fois il sort de terre et ensuite il re-rentre ». « Des histoires, tu dis jamais la vérité ! » Piqué, Gabriel lâche alors sa célèbre tirade :
« La vérité, comme si tu savais ce que c’est [cexé] la vérité… Comme si quelqu’un au monde savait ce que c’est [cexé]… Tout ça, tout ça c’est du bidon ! Le panthéon, les invalides, la caserne Reuilly, la Madeleine… Tout, oui du bidon ! Ah là là quelle misère ! Quelle misère ! »
Évidemment, à nous, ça nous évoque la fameuse phrase par laquelle Lacan introduit son Télévision :
« Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel » (Jacques Lacan, Télévision, 1973).
De quelle vérité s’agit-il ici ? De l’impossible vérité du rapport entre les sexes, de la différence radicale entre des sexes, ou dit autrement, de l’impossible rapport bi-univoque du signifiant au signifié que Queneau et Malle mettent si bien en scène ici.
Dans un sursaut, Zazie demande : « Et ça qu’est-ce que c’est ? » C’est en remontant la rue d’Hauteville et la voiture tombe, cette fois, face au frontispice de l’église Saint Vincent de Paul. « Ça ? » reprend Gabriel : « On sait pas ! »
Zazie exprime dans cette scène la déception qu’ont cruellement ressentie les enfants, lorsque les adultes répondent par approximation ou par métaphore à la question du “comment on fait les bébés ?” La petite graine, la cigogne, les choux, etc. sont autant de réponses qui tiennent un temps l’enfant en haleine, mais celui-ci finit tôt ou tard par comprendre, en recoupant les réponses, que les explications données sont erronées, « bidon » comme dit ici Gabriel. Bref, l’enfant comprend que l’adulte le trompe et commence à lui en vouloir.
« On dit pas toujours la vérité aux enfants » dira un moment Gabriel à l’agent de police Trouscaillon.
Surmoi et sadisme des enfants
C’est à ce moment de déception dit Freud, que l’enfant commence à se forger son propre caractère. Comme pour apporter ici une preuve de ce qu’avance Freud, Zazie-l’effrontée, Zazie-l’entêtée, n’en manque justement pas de caractère.
Trompée et ridiculisée par les adultes, l’enfant quitte son statut d’enfant crédule et se forge son propre ses propres convictions en voulant ressembler aux adultes, quitte à être aussi cruel qu’eux. Il s’en veut d’avoir été crédule et s’entête désormais à punir l’enfant crédule qu’il était. C’est le surmoi qui se forge par identification à l’adulte qui l’a blessé.
Zazie veut être institutrice « pour faire chier les mômes » (sic) : elle se venge à la fois des adultes et des enfants : elle se venge des adultes avec son franc-parler et de l’enfant qu’elle était en le punissant. Sinon elle sera « Astronaute », mais « Astronaute, pour faire chier les martiens ».
Pour se forger son nouveau caractère, l’enfant-Zazie s’appuie sur ses pulsions sadiques orales et anales antérieures, pulsions qu’elle avait refoulé, mais qu’elle motive ici à nouveau :
« Toujours des gosses à emmerder… Je leur ferai lécher le parquet, je leur ferai manger les X du tableau noir, je leur enfoncerai des compas dans le derrière, je leur botterai les fesses. Parce que j’aurai des bottes en hiver, avec de grands éperons pour leur larder la peau du derche ! »
Une partie de ce qui a trait à la sexualité (et au sexuel) va certes être refoulé dans l’inconscient, que ce soit par honte, pudeur ou dégoût, mais une autre partie va être conservée dans le conscient. Cette dernière va tout de même être gardée secrète, car l’enfant est désormais déçu par la non-réponse de l’adulte. Cette déception et le “garder secret” qui en découle va permettre à l’enfant d’acquérir son autonomie psychique et d’affirmer son caractère.
La différence des sexes : Zazie, zizi et Queue-no
Cette période des “pourquoi” est la période de la pulsion dite “phallique”, celle où garçons et filles ont une activité masturbatoire, et spécifiquement celle où la petite fille va se rendre compte que sur ce versant, elle ne peut guère rivaliser avec le petit garçon.
À l’inverse d’Alice qui se glisse de manière phallique dans le terrier du lapin, Zazie n’a pas accès au métro. Le métro en tant que train, ou wagons, c’est bien sûr l’équivalent du lapin qui se glisse dans les trous et serpente dans les tunnels. Pour l’inconscient, il est bien l’équivalent du pénis. Peut-être est-ce pour cette raison que Zazie le convoite ?
La scène avec le satyre est ici éloquente. Après avoir tenté une nouvelle fois d’accéder au métro, Zazie pleure et se fait consoler par un inconnu. Celui-ci lui offre un mouchoir auquel il a fait un nœud, comme pour un tour de passe-passe à venir. Quel est ce tour de passe-passe ?
Après une première fausse alerte, cette fois-ci, elle a bel et bien à faire avec un satyre, qui aime « les petites filles et les petits garçons ». Pendant que le satyre réajuste son nœud de cravate à la glace d’un vitrier qui passe incidemment par-là, à quelques pas, en arrière-plan et sur le même trottoir, un homme poignarde une femme par derrière. Au moment où la femme s’écroule, Zazie se lève et vient faire face au satyre (bien qu’étant toujours derrière la grille du métro). Pendant que l’homme se fait cirer les chaussures, Zazie le traite de « vieux salaud ».
Le coup de couteau porté à la femme en arrière-plan, alors que Zazie vient d’échouer une nouvelle fois devant la grille du métro s’interprète de la suivante : Zazie comprend que l’homme est doté d’un pénis (le métro auquel elle n’a pas accès) et que la femme, à cet égard, est “poignardée dans le dos”, autrement dit Zazie est déçue de ne pas avoir le pénis convoité.
Zazie n’a pas accès au métro, elle est frustrée et pleure. Le satyre vient la consoler avec un mouchoir, certes, mais plié en forme de lapin. C’est-à-dire qu’il lui propose de la faire rire en faisant apparaître et disparaître le lapin, l’oiseau, etc., c’est-à-dire le phallus en tant qu’il n’est jamais là où on croit le trouver. D’imaginaire (de l’autre côté de la grille), il en devient symbolique : “il est passé par-ici”, “il repassera par-là”.
Le comique du phallus se met en place : Zazie rit, mais ne s’y laisse pas prendre. Elle traite Trouscaillon de vieux salaud et, de ne pas l’avoir, elle semble immédiatement comprendre qu’elle peut l’être. C’est elle qui désormais se met à courir, et tel “le furet du bois mesdames”, à passer par ici et repasser par-là. On entre alors de plain-pied dans le burlesque : les scènes se succèdent et le Satyre court après Zazie, tentant désespérément de la rattraper. Lui qui était sensé l’avoir, court après celle qui, désormais, semble l’être. C’est là toute la dialectique du burlesque.
Observons ici que si Zazie est bien, dans le conscient, le diminutif d’Isabelle, de Zaza ou de quel qu’autre prénom, dans l’inconscient, il est bien le diminutif par excellence : c’est-à-dire l’équivalent du “petit bout”, du fameux “zizi”. D’être déçue de ne pas l’avoir, elle s’y identifie au plein sens du terme.
Zazie semble alors déployer tout son exhibitionnisme antérieur de petite fille pour faire tourner sa jupe sous couvert de vouloir une paire de pantalon (blue-jeans). Bref, elle se “dé-robe”. Femme-enfant, Lolita, cette “girl=phallus” fait tourner la tête au satyre. Au final, c’est bien lui qui est volé, dépouillé de l’attribut qu’il comptait exhiber, tel le bon vieil arroseur-arrosé des burlesques master-clowns américains.
Dés-identification et des identifications sexuées
Le phallus symbolique posé, dès lors une seule question insiste : qui est homme qui est femme ? Qui est “hormosessuel”, qui ne l’est pas ? Avec le phallus symbolique, Zazie semble bien comprendre que la question va au-delà des apparences et des plumes phalliques de l’imaginaire.
Au pied de la tour Eiffel, Gabriel lui-même, ne manque pas de se demander pourquoi on représente toujours la ville de Paris comme une femme ? Le Panthéon, l’église de la Madeleine, les Invalides (« chouette comme architecture »), la caserne Reuilly-Diderot sont autant d’insignes phalliques, et autres monuments-turgescents qui la représente.
La dés-identification est à son comble dans la scène où l’agent de Police Trouscaillon ne sait plus ni son nom ni son âge, tandis que Madame Mouaque (moïque) s’appelle “moïque” comme tout le monde.
Le tournant de l’Œdipe
Après ce vacillement des identifications, le jeu sexuel peut se recomposer : Zazie semble désormais décidée à sortir du complexe d’Œdipe en proposant à Charles de l’épouser (dans la tour Eiffel).
On sait que jusque là, elle était empêtrée dans cette question œdipienne. C’est particulièrement criant au moment où Trouscailllon l’emmène à la foire aux puces et lui achète des blue-jeans. Plus exactement, c’est au moment où il l’invite à manger des moules et des frites dans un café. Avalant ses frites, Zazie compare le satyre à son père et alors que celui-ci l’interroge sur celui-là, elle lui apprend que son père est mort. Pire, pendant qu’elle déguste ses moules, elle lui apprend que sa mère a assassiné son père et lui raconte l’histoire en détail. Pendant qu’elle éclabousse le costume de son interlocuteur avec le jus des coquillages, Trouscaillon interloqué, se recroqueville. Déçu par l’attitude de son interlocuteur, Zazie s’enfuit avec sa paire de jeans : la provocation réussit puisque le satyre se lance à sa poursuite pour le plus grand bonheur de Zazie. Autrement dit, de la fixation à la mère posée comme toute puissante au début de la scène de la conversation avec le satyre, Zazie semble désormais accepter l’Œdipe et le désir du père, au travers des scènes burlesques du “cours-après-moi-que-je-t’attrappe”, puis dans la tour Eiffel en proposant à Charles de l’épouser.
Ce tournant signe également l’abandon de la masturbation pour la petite fille, merveilleusement mis en scène par la perle trouvée dans les coquillages, que Zazie jette nonchalamment par-dessus son épaule. Les “puces”, c’est ce qui gratte bien sûr, et cela représente ici la masturbation infantile, tandis que la perle représente le clitoris. En se détachant de sa mère et en entrant de plain-pied dans son œdipe, Zazie abandonne de fait sa masturbation infantile au profit d’intérêts non-réprimés et socialement admis.
IV. — LE RÊVE, SCÈNE PRIMITIVE ET CASTRATION
Zazie rêve [5].
C’est la nuit dans les rues de Paris illuminées des néons.
Une farandole se forme autour d’un jet d’eau. Sept personnages la forment : Mado petit pied, Turandot, Ferdinand Gridoux (le cordonnier de la rue du Turandot), Albertine, Gabriel, la veuve et Trouscaillon.
Puis elle voit la veuve dans un rocking-chair : lui succède Mado, Turandot avec sur ses genoux, son perroquet dans sa cage, et Fernand Gridoux.
Elle voit Gabriel dans la voiture décapotée et désossé de la veuve.
Ferdinand Gridoux en cyclomoteur.
La veuve fait la circulation (à la place de Trouscaillon).
Trouscaillon, habillé en agent de la circulation est en vélomoteur.
Puis, dans un bus, Mado et Albertine se font face. Derrière, Gabriel et Trouscaillon, face à face, joue à se prendre le pouce. Encore derrière, Charles donne des bonbons à manger dans la bouche de la veuve. Derrière encore, Turandot et Gridoux joue à se frapper dans les mains.
Trouscaillon passe devant un café, le Cyrano, puis traverse la rue. Turandot le suit, puis Gabriel passe en Albertine lui court après, suivit de Gridoux.
Dans une salle de billard, Trouscaillon et Gabriel joue à la table du fond, tandis qu’à une table au premier plan, la mère de Zazie regarde son amant réaliser un coup d’exception. La boule blanche vient frapper l’autre boule blanche, puis en rétro tourne autour de la craie et vient percuter la boule rouge.
Zazie applaudit, mais l’amant lui dit : « Attendez, encore plus fort ». Derrière Zazie, les aiguilles de la pendule tournent à grande vitesse.
Tout le monde s’approche de la table de billard : Gabriel, Trouscaillon, la veuve, Gridoux, Turandot, Charles, Mado et Albertine.
Mais l’amant, assis sur la table en tentant de faire un coup en passant la canne derrière son dos, finit par déchirer le tapis vert.
Zazie se réveille.
Déchiffrement
La nuit, c’est l’inconscient. La circulation, c’est la libido. Dans le rêve, tout le monde se court après. Le rêve met donc en scène, représente, la libido qui anime et illumine l’inconscient et, en particulier, l’inconscient de Zazie, intriguée par les jeux de libido et la question de la différence des sexes.
Le rocking-chair, c’est le balancement auto-érotique.
Les jeux de mains des acteurs dans le bus, sont des jeux infantiles, du type : « je te tiens tu me tiens par la barbichette ». Ce sont des jeux enfantins qui permettent aux enfants d’exprimer leur libido.
Le tapis vert = la virginité. Le billard, jeux avec les trois boules et une queue (craie = liquide séminale masculin ou féminin, sperme ou cyprine, qui favorise la glisse et le jeu), figure bien évidemment l’acte sexuel.
L’acte est celui de la mère de Zazie avec son amant.
Conclusion
Si on se souvient que la visite de Zazie dans Paris est motivée par l’escapade amoureuse de sa mère, l’acte mis en scène dans le rêve est celui que Zazie souhaiterait observer, pour voir comment on fait les enfants. C’est en quelque sorte la scène primitive, celle qui motive la visite de Zazie à Paris.
La déchirure du tapis vert est la castration de la mère par le père-amant.
Mais il est également compatible dans une telle condensation, que Zazie s’identifie également à sa mère dans ce rêve.
Le rêve exprime donc en même temps le désir de Zazie d’avoir un rapport et exprime également la peur de la défloration que la jeune fille redoute.
Si Zazie n’a pas vu le métro, elle a vieilli. Le temps (chronos) nous castre, tout comme l’impossibilité de répondre à l’énigme du « comment on fait les enfants », tout comme l’impossibilité de voir ainsi — et rejoindre — la scène primitive qui nous engendre.