Nombre d’expressions populaires ou à la mode viennent signifier le désir de séduire : "draguer", "chasser", "flirter", "emballer", "courir", etc. Nous ne pouvons nous méprendre que derrière la trivialité de ces expressions se cache la sexualité. Mais pourquoi utiliser de telles expressions pour une si noble cause ? En réalité, le caractère trivial de ces expressions est là pour nous aider à surmonter une peur inconsciente refoulée : celle de l’acte sexuel.
Loin de nous l’idée de penser que cette timidité gauche est propre à notre époque, comme d’aucuns voudraient le croire. Dès 1910, Freud avait clairement mis en évidence que chez les peuples primitifs déjà, la femme est reconnue comme "une source de dangers et le premier acte sexuel avec elle représente un danger particulièrement intense" (Freud, p. 73). Il est amusant d’illustrer cette thèse à l’aide d’une expression chère à nos grands parents, mais que tous les petits-enfants ont entendu prononcer, avec un sourire entendu, de la bouche de leurs ancêtres : l’expression "conter fleurette".
L’origine historique et étymologique de cette expression illustre à merveille cette thèse freudienne selon laquelle non seulement l’acte sexuel ne va pas de soit, mais surtout, que tout l’art de la séduction consiste, justement un peu à la manière des rituels des primitifs, à surmonter ses propres résistances, ses propres peurs inconscientes vis-à-vis de cet acte.
Origine du vieux dicton « conter Fleurette »
C’est à Horace Raison que nous devons d’avoir retrouver l’origine historique du vieux dicton "Conter fleurette" (Horace Raison, Code Galant, ou Art de conter fleurette, Éd. Ollivier, Paris, 1857, p. 13-30). Ce dicton provient d’une histoire unissant en un instant crucial, l’un des plus grands personnages de l’histoire française, à une illustre inconnue, qui pourtant, aura elle aussi gravé de son empreinte l’histoire en laissant son nom au dicton : à savoir le roi Henri IV et une paysanne nommée Fleurette.
Henri IV était alors âgé de quinze ans, lorsqu’en 1566 il reçut à Nérac son cousin, le roi Charles IX, venu pour visiter la cour de Navarre. Au cours des nombreuses fêtes organisées pour agrémenter le séjour du roi, le jeune Henriot (tel qu’on l’appelait encore à l’époque) se fit surtout remarquer par son ardeur, et notamment à l’épreuve du tir à l’arc.
Ce jeu consistait à l’époque à fendre en deux une orange placée à bonne distance du tireur. Le roi Charles affectionnait tout particulièrement ce jeu d’adresse, et alors qu’aucun des courtisans - et pas même le duc de Guise nous précise Horace Raison, qui pourtant excellait à cet exercice -, n’aurait eu la maladresse de s’y montrer plus habile que le roi, lorsque le tour d’Henri vient, il fend pourtant du premier coup l’orange de sa flèche.
Charles fait alors preuve d’humeur, bouscule Henri, dont le sang ne fait qu’un tour : il s’indigne, recule de quelque pas, bande son arc, et pointe sa flèche sur la poitrine du roi. Ordre est alors immédiatement donné d’éloigner le bouillant cousin.
Le lendemain, Charles trouve un prétexte pour ne point paraître au jeu, et le duc de Guise laisse alors exprimer tout son art. Soudain à court d’orange, le duc se saisit d’une rose qui brillait au sein d’une des jeunes filles qui assistait au spectacle, et la met en lieu et place de l’orange manquante. Le duc tire le premier, rate la fleur, mais la flèche d’Henri, qui lui succède, atteint son but. Henriot se saisit alors galamment de la fleur par la flèche qui lui sert de tige, et court la rendre à la jolie villageoise, sans la détacher : c’est le coup de foudre !
Retournant au château, Henri apprend que la belle enfant se prénomme Fleurette, qu’elle habite un petit pavillon aux environs de la fontaine de la Garenne, avec son père, jardinier du château.
Le lendemain, Henri se lance dans les plantations, travaille au jardinage, et demande à être aidé par le père de Fleurette, s’offrant ainsi le meilleur des prétextes de courtiser - c’est-à-dire d’en "conter" à : Fleurette. Jusqu’à ce qu’un soir, au clair de lune de la fontaine de la Garenne, "la bergerette" de quatorze ans et le "prince de Béarn" finissent par connaître tous les deux et pour la première fois l’amour charnel.
L’histoire nous dit que le précepteur du prince (Lagaucherie), furieux du distrait de son élève royal, fini par éloigner le prince, en l’attirant vers Pau, pour de là se rendre à la fameuse entrevue de Bayonne, où fût paraît-il résolu le massacre des Protestants. On connaît la suite : comme le dit subtilement Horace raison, "les filles d’honneur de Catherine de Médicis s’étaient chargées du soin d’effacer de son souvenir l’image de la pauvre petite Fleurette". Aussi, conclue Horace Raison, "l’histoire ne fait-elle aucune mention de Fleurette, et nul éditeur ne s’avise d’annoncer pompeusement ses Mémoires. Par une heureuse compensation toutefois, la galanterie a pris son joli nom sous ses auspices et s’est chargée de perpétuer la gracieuse mémoire de la jolie et tendre enfant, à qui l’on ne saurait se défendre de donner un doux souvenir, chaque fois que l’on tente de conter fleurette" (Horace Raison, Code Galant, ou Art de conter fleurette, Éd. Ollivier, Paris, 1857, p. 13-30).
Le Tabou de la Virginité
L’interprétation psychanalytique de cette petite histoire ne doit laisser subsister aucun doute : le fait de fendre la fleur en deux équivaut à la défloration tant redoutée, celle-là même dont Freud nous entretient longuement dans son magnifique article sur le "Tabou de la virginité" (1918). En outre, le fait que la fleur soit remplacée le second jour par l’orange dont le caractère sanguin n’est plus à démontrer, confirme que l’enjeu symbolique de l’épreuve du tir à l’arc est bien, en effet, de surmonter la peur taboue de la défloration.
Mais si cette peur est inconsciente, la raison ne peut nous être d’aucune aide, et contrairement à une idée largement répandue, c’est seulement de l’inconscient que nous sommes en droit d’attendre une dynamique qui doit nous aider à surmonter cette peur.
Que fait Henri lorsqu’il transperce la fleur de sa flèche ? Il réussit à opérer une métaphore, à l’endroit d’un désir qui le regarde : celui du premier acte sexuel. Par cette métaphore inconsciente, ou par cet acte manqué si bien réussi pourrait-on dire, par ce jet comme jaillissement de l’objet a, aurait dit Jacques Lacan, bref en un éclair, le jeune Henriot symbolise en une métaphore éclatante, le désir qui le regarde. C’est ce que Lacan appelle la métaphore paternelle, laquelle substitue un signifiant au X du désir de la mère.
Devant la rapidité de son acte, Henriot ne peut que s’arrêter bouche bée. Il est littéralement saisi par ce que son inconscient à su faire avant qu’il n’y ait réfléchi. La rapidité de l’inconscient est comparable à la rapidité de sa flèche. La séduction opère, tranche. Henriot a su séduire, c’est-à-dire séparer.
Séduire vient en effet du mot latin "seducere" qui signifie séparer. Plus précisément, il s’agit de se séparer de la bonne conduite ("ducere") imprimée par le chef, le "ductor", le "dux" ou le "duce". Au XVIIe c’est, on le sait, le diable qui séduit, c’est-à-dire qui sépare de la bonne conduite imprimée par Dieu le Père. Mais si pour le catholicisme de la tradition du Moyen ge, la séduction c’est le diable, c’est que le catholicisme ne sait pas encore se servir de l’inconscient, contrairement au protestant Henri IV.
Séduire c’est, à l’instar d’Henri IV, réussir à tenir cette attitude contradictoire qui consiste à se séparer en un éclair du Roi, afin de surmonter sa peur de la castration et de l’acte sexuel, pour, l’instant d’après, sublimer cette séparation et assumer soi-même, à l’instar d’Henri IV, la position du bon Roi.
Rien n’est possible sans l’aide de la rapidité de l’inconscient, sans le jaillissement de l’objet a. La fugitive séduction, c’est le véritable transfert inconscient, c’est ce par quoi opère et ce à quoi aboutit la véritable analyse de la psyché inconsciente : l’acte analytique.
Pour paraphraser Cocteau, l’on peut dire qu’à suivre notre inconscient, il s’agit d’aller à l’instar de la flèche d’Henri : "plus vite que la beauté" !
Freud aimait à rappeler le fameux mot de Jocaste s’adressant à son fils, Œdipe :
"Ne crains pas de t’unir à ta mère, car, dans leurs songes, beaucoup d’hommes ont rêvé qu’ils s’unissaient à leur mère ; mais celui qui sait que ces songes ne sont rien, mène une vie tranquille" (Sophocle, Œdipe Roi (v. 955 et sq.) ; cf. Freud, L’Interprétation du rêve, Œuvres complètes, vol. IV, PUF, Paris, 2003, Chapitre V, section D, § ß, p. 305).
Il est peut-être préférable de dire aujourd’hui : si beaucoup d’hommes rêvent encore et toujours à et de l’acte sexuel, la séduction est précisément là pour leur faire surmonter leurs propres résistances à cet acte.