CONTES DE FÉES, DÉSIRS ANIMÉS ET FANTASMES INCONSCIENTS
Les mots nous prennent par la main
Les personnages des dessins animés sont, par définition, animés ; certes, mais animés par qui ? Qui tire les ficelles d’un Pinocchio ? D’où vient ce comique ou cette tristesse dans les gestes désarticulés de la marionnette qui, soudain, comme par magie, s’anime sous nos yeux émerveillés ? Subitement, c’est nous, spectateurs, qui sommes suspendus à ce spectacle féérique, à cet enchantement cinématographique.
Qui tire les ficelles ?
Dans la réalité, c’est le dessinateur, bien entendu, qui tire les ficelles ; mais les spectateurs, petits ou grands, rigolent — et rigolent tellement, que les commentateurs, les analystes et psychanalystes, en viennent à se demander : pourquoi ?
Le rire, l’effet comique, ne provient-t-il pas de ce sentiment bizarre, de cette étrange sensation de plaisir que nous éprouvons à être là, bien calés dans notre fauteuil ou notre strapontin, alors que là-bas, sur l’écran blanc où se projette ces drôles d’images, le pantin, lui, semble s’emmêler — crayons, pinceaux et tout ce qui va avec, en vrac —, dans un scénario catastrophe où il feint de n’éprouver que pur déplaisir.
Le rire, l’effet comique, ne vient-il pas de cette différence entre le déplaisir éprouvé par la marionnette et le gain de plaisir dont bénéficie celui ou celle qui en est le témoin ? Alfred Hitchcock savait que l’effet de suspense était à son comble lorsque le spectateur savait ce qui allait arriver à l’acteur, mais que l’acteur, lui, ne le savait pas.
L’effet comique n’est-il pas du même ressort ? Quelque part, le spectateur se fait toujours cette même réflexion idiote et se dit toujours : heureusement que moi, je ne suis pas animé de cette même manière ! Heureusement que personne ne me tire les ficelles à moi… Et plus il se fait cette réflexion, plus il rigole…
En cela, le dessin animé nous renseigne sur nous-même : sur ce qui nous fait rire aussi bien que sur ce qui nous fait pleurer. Bref, sur ce qui nous anime, au plus profond de nous. Ce qui nous anime, bien entendu, ce sont nos pulsions, nos fantasmes et nos désirs inconscients, que nous sommes incapables de reconnaître en nous autrement que projetés sur un autre ou sur cette autre scène : en l’occurrence celle de l’écran blanc où la marionnette, elle, se ridiculise à notre place et pour notre plus grande satisfaction.
Ce qui nous fait rire ou pleurer, c’est donc cette projection de nous-même, ce moi, cet « égoïsme » ou ce « narcissisme naïf », dont parle Freud dans la célèbre conclusion de la dix-huitième leçon de ses cours d’introduction à la psychanalyse [1] professés en 1916. Freud nous invite à y reconnaître qu’en dernier ressort, celui qui tire les ficelles, c’est bien l’inconscient et que notre mégalomanie — notre Moi avec un grand « M » — est ici remise en question : ce drôle de petit bonhomme qu’est le Moi n’est pas le maître dans sa propre maison [2].
Tout comme dans les rêves, les romans ou les films, les dessins animés mettent en scène le Moi, cette projection de nous-même, cette image fuyante de nous-même que nous pensons pouvoir rattraper à chaque instant, pour mieux la maîtriser et l’articuler en toutes circonstances. C’est lui, le héros des dessins animés : tant dans le comique que dans leur tragique. « Sa majesté le moi, héros de tous les rêves diurnes comme de tous les romans » [3], avoue Freud.
Le poète le sait, lui aussi :
Mais dis-moi toutMarionnettisteJ’ai des ficelles à mon destinTu me fais faire un tour de pisteMais où je vais je n’en sais rien
Voilà ce que chantait Pierre Bachelet, juste avant de mourir, dans l’une de ses plus belles chansons d’amour. Croyez-vous qu’il soit le seul ?
Plus la ficelle est grosse, plus on se fait manipuler : Jacques Lacan illustrait cela par le théâtre japonais du Bunraku [4], théâtre de marionnettes où les manipulateurs, bien que vêtus de noirs, sont parfaitement visibles pour les spectateurs. L’inconscient nous manipule comme si nous n’étions qu’une marionnette. Le Moi, cette marionnette est constamment manipulée et tiraillée entre le Ça et le Surmoi, les deux des principales instances psychiques de l’inconscient.
Bien sûr, a priori, c’est d’abord le scénariste, le producteur, celui qui dessine l’histoire, qui manipule. Il n’en n’est pas moins homme lui-même. Qui est-il en l’occurrence ?
D’Isigny à Disney
Walt Disney, ce scénariste, dessinateur, illustrateur et conteur d’histoire en hérite d’une, lui aussi. D’origine irlandaise, le nom de Disney proviendrait d’une anglicisation d’Isigny — de la petite commune française d’Isigny-sur-Mer, située dans le département du Calvados, en Basse-Normandie ; de lointains ancêtres de Walt, selon la petite histoire, en seraient originaires : des soldats normands partis à la conquête de l’Angleterre aux côtés de Guillaume le Conquérant.
Quatrième fils d’une vieille famille d’immigrés irlandais, Walt apprend les rudiments du dessin au Art Institute de Chicago, la ville où il était né, seize ans plus tôt, le 5 décembre 1901. Après de nombreux petits boulots, le jeune homme quitte l’école à l’âge de seize ans : fasciné par le théâtre de la guerre qui se joue au pays de ses ancêtres, Walt falsifie son passeport et s’engage dans le corps des conducteurs volontaires d’ambulances de la Croix-Rouge américaine en France, au lendemain de l’armistice, en 1918.
De retour aux Etats-Unis, il devient illustrateur et travaille à des animations pour des films publicitaires. Dès le début des années vingt, Walt commence à produire de petits courts-métrages animés basés sur les contes populaires et les histoires pour enfants. Arrivés à Hollywood, le jeune entrepreneur crée en 1923 des studios d’animation avec son frère Roy : les Disney Brothers Studio ; dès lors, les studios Disney ne cesseront de s’agrandir pour devenir la Walt Disney Productions en 1929 et, enfin, la célèbre Walt Disney Company en 1986.
Le grand tournant, bien sûr, c’est lorsque Walt dessine sa fameuse petite souris, Mickey mouse, avec ses deux fameuses oreilles toutes rondes et un simple coup de crayon en guise de queue. Deux ronds et une queue : le personnage le plus populaire de la planète, dont tous les enfants s’arrachent l’appendice vertébral, est né le 18 novembre 1928, date de la première projection publique et sonore du dessin animé : Steamboat Willie.
Court métrage de sept minutes, on y découvre dès le début du film, Mickey mouse, cette maligne petite souris, siffler à la barre du Steamboat Willie, qu’il semble manier de mains de maître. Lorsque le fameux Pat Hibulaire arrive bientôt par derrière : et l’on comprend alors que le simple moussaillon avait jusque-là usurpé le rôle du capitaine en prenant les commandes du célèbre bateau de marchandises. D’emblée donc, cette petite souris insignifiante, ce simple matelot mégalomane se fait remonter les bretelles : se fait tirer les ficelles, oui ! Et, en représailles, se voit astreint à briquer le pont. Il se vengera bien sûr, en tirant lui-même les ficelles du palan pour hisser une vache à bord, puis en embarquant Minnie avec sa guitare et ses partitions, arrivée en retard pour l’embarquement. Mais bientôt la chèvre mange partitions et guitare (les cordes avec) et Mickey, fort de sa trouvaille, incite sa petite amie à actionner la queue de l’animal pour lui faire recracher la musique : la chèvre se métamorphose alors en un phonographe dont Minnie actionne la queue comme d’une manivelle.
Qui actionne ces personnages ? Qui tire les ficelles ? C’est bien là, dès le début du genre cinématographique, la question principale des dessins animés : de Mickey mouse et des animations de Walt Disney.
Oscar du meilleur court-métrage d’animation en 1932 (le premier du genre) avec Des Arbres et des fleurs, Walt reçoit la même année un Oscar d’honneur pour la création de sa célèbre souris. À partir de 1934, cependant, Walt Disney envisage un changement de format : passer du court au long métrage. C’est ainsi que Blanche-neige et les sept nains est projeté pour la première fois au Carthay Circle Theater de Hollywood et sort dans les salles le 21 décembre 1937. La suite est connue : Pinocchio succède à Blanche-neige et les sept nains dans les cinémas et les succès des classiques d’animation en format long métrage sortis des studios de Walt Disney se font, chaque année, attendre de pied ferme dans les salles par les jeunes spectateurs.
« Jusqu’au XVIIe et XVIIIe siècle, les contes de fées étaient racontés — et ils le sont encore dans certains foyers isolés de civilisation primitive — aux adultes aussi bien qu’aux enfants », observe Marie-Louise von Franz, dans son Interprétation des contes de fées [5]. Depuis 1937 et Walt Disney, ils sont projetés sur les écrans des salles de cinémas et, chaque année, vus par les petits et les grands, de sept à soixante-dix-sept ans.
À chaque sortie d’un dessin animé de Walt Disney au cinéma, enfants, parents et grands-parents s’engouffrent dans les salles obscures pour assister à la mise en scène d’une histoire légendaire, d’un conte ou d’un récit issu du folklore populaire.
Contes, mythes et légendes : mises en scène de nos désirs et fantasmes inconscients
Ainsi, les trésors du folklore, les mythes, les légendes et les contes se transmettent-ils encore, aujourd’hui comme hier, de générations en générations. Car « ils sont, comme le dit Freud, les reliquats déformés des fantasmes de désir de nations entières, les rêves séculaires de la jeune humanité » [6].
Fantasmes, rêves et désirs : rêves de voir, désirs d’entendre, plaisirs de dire et de raconter, fantasmes d’entendre et de tendre l’oreille. Rappelons-nous de cette merveilleuse fin du Petit Chaperon rouge, où la petite fille demande au loups :
« Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C’est pour mieux t’embrasser, ma fille. Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ? C’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ? C’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents. C’est pour te manger ! »
La chute est cruelle : « Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea. » Réjouissons-nous ! Nous avons là, le morcèlement, le démembrement, l’effeuillage pulsion par pulsion, membre par membre (bras, jambes, oreilles, œil, dents) de l’image de l’unité psychique de notre fameux héros : le Moi.
Ainsi désarticulé, morcelé, le Moi plonge, avec le conte, dans le tréfonds de son inconscient, où il retrouve les fantasmes et les désirs avec lesquels il peut enfin se réconcilier. Car puisque c’est un autre qui en est animé, de ces désirs et fantasmes inavouables, nous pouvons alors en jouir « sans scrupule, ni honte », comme le dit Freud [7].
Quels sont ces désirs et ces fantasmes inconscients refoulés ? Ce sont essentiellement les désirs œdipiens et les fantasmes de curiosité sexuelle infantile.
Nous y entendons d’abord le complexe d’Œdipe du petit garçon et celui de la petite fille. Ainsi, le jeune lionceau de la savane africaine animé par Walt Disney, n’est-il qu’un Œdipe moderne, s’apprêtant à tuer son père sans jamais l’avoir sciemment projeté, mais dans le but avoué de monter sur le trône et d’embrasser la Terre-mère de ses ancêtres. Blanche-neige, quant à elle, n’est qu’une jeune Ève, aussi désireuse qu’affolée à l’idée de croquer la pomme et de convoler en justes noces avec son jeune Adam : elle ne voit pas que sur ce chemin, le paradis terrestre de la maison des nains s’éloigne et le retour de la rivalité avec la mère (si belle en son miroir et dans son souvenir), se fait soudain plus pressant et la terrorise. Si l’apparent bonheur de Blanche-neige dans la maison des nains tourne finalement au cauchemar, c’est que le désir œdipien qu’il sous-tendait était ignoré de celle-ci. Certes, d’un point de vue psychologique, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes et la petite fille s’exerçait à devenir mère. C’était sans compter sur l’inconscient et sa logique œdipienne implacable. Au vu du cauchemar qui surgit, la prise de possession de la maison des sept nains doit rapidement se réinterpréter comme l’expression d’un violent désir œdipien à l’encontre de celle qui fait retour : la mère. Le retour de la mère déguisée, c’est, pour mieux dire, le retour d’un désir jusque-là déguisé à l’encontre la mère.
Nous savons ensuite, comment l’enfant — fille ou garçon —, s’intéresse dès son plus jeune âge à sa sexualité naissante et connaît, notamment entre trois et cinq ans, une intense période de recherche sexuelle. Si l’on comprend qu’il faut attendre la fin d’une phrase pour en lire le sens, l’on comprend comment la scène finale de Pinocchio permet de réinterpréter la scène primitive et la féérie de son étrange animation : si la sortie du ventre de la baleine symbolise la sortie du ventre maternel et la vraie naissance de Pinocchio, il devient d’autant plus évident que l’animation par le coup de baguette de la fée représente bien la scène extatique originaire, celle du coït où l’enfant est conçu. Le temps du film peut alors être compris comme celui de la maturation de Pinocchio jusqu’à son arrivée à terme en tant qu’enfant viable. Quant à Alice, affolée par le destin qu’elle entrevoit soudain d’avoir la tête tranchée comme les roses rouges de la Reine-mère de son rêve (c’est-à-dire d’être déflorée), elle part, aussi curieuse que Pinocchio, au pays des merveilles de la sexualité inconsciente, à la découverte de sa féminité prometteuse et dans le but courageux de se réconcilier avec ses zones érogènes naissantes.
Enfin, ce gros bêta de Quasimodo, célèbre carillonneur bossu de Notre-Dame tout frais émoulu de son Œdipe, nous fait comprendre combien l’adolescence est une période difficile à négocier pour le jeune adulte naissant : en particulier de par la transformation physique et psychologique qu’elle occasionne et les choix amoureux auxquels elle confronte, réactivant pour les filles comme pour les garçons, les complexes œdipiens qu’ils croyaient morts et enterrés depuis longtemps.
Dans le dessin animé, au cœur de l’histoire vue et racontée, nous sommes élément à part entière de ce cérémonial de la projection dans la salle de cinéma. Outre l’effet cathartique, il y a l’effet bénéfique, voir thérapeutique, de la mise en scène qui soudain rend à l’inconscient toute la dynamique où il se recompose.
Pour preuve : dans nos propres récits, dans nos propres souvenirs, tel moment du conte, telle scène, tel arrêt sur image du dessin animé, vient prendre la place ou se confondre avec nos propres souvenirs d’enfances : c’est justement ce que l’on appelle, nous psychanalystes, un souvenir-écran. Souvenir qui masque autant qu’il révèle le véritable souvenir qui se cache derrière celui-ci et qui demeure, lui, refoulé.
Ces souvenirs, ces éléments de contes, ces histoires enfantines et ces dessins animés se retrouvent également dans nos rêves ou dans les associations qu’ils évoquent. Est-ce étonnant ? Non si l’on admet que depuis sa plus tendre enfance l’enfant transfère ses émotions et ses affects sur les objets animés ou inanimés qui l’entourent. L’enfance est le règne de la toute-puissance de la pensée et celle-ci continue à opérer, en sourdine, à notre insu : elle déplace et se joue de nos logiques conscientes. C’est bien ainsi que les dessins animés procèdent : par la pensée magique.
Psychanalyse de comptoir
D’aucuns pourraient se demander ce que la psychanalyse a à voir avec pareilles infantilités. Les grands noms de la littérature classique pour enfant ou les contes célèbres de la littérature populaire passent encore, mais de l’audio-visuel — et qui plus est des dessins animés populaires —, cela semble bien éloigné des considérations sérieuses et intellectuelles de notre temps. Soutenons-le clairement : la psychanalyse n’est pas un intellectualisme.
La psychanalyse ne doit pas avoir peur, ni rougir d’aimer s’intéresser aux discussions de café de commerce. Bien au contraire, comme l’a dès le début souligné Freud, c’est dans les songes les plus fous ou les plus saugrenus (L’Interprétation des rêves), dans les plaisanteries les plus triviales (Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient), bref dans notre vie de tous les jours et ce qu’elle véhicule de ratés, de lapsus et d’actes manqués (Psychopathologie de la vie quotidienne) que l’inconscient se donne le mieux à entendre.
La psychanalyse aime à s’inviter aux comptoirs et dans les cafés du commerce. « Ceux qui n’ont pas d’amour habitent les cafés, la boule de nickel est leur conte de fées » dit Aragon [8]. Le titre du poème est révélateur : Les mots m’ont pris par la main. Et soudain le poète, comme par enchantement, nous donne la réponse à la question que nous nous posions plus haut, au début de cette réflexion : qui tire les ficelles ? Ne serait-ce donc pas, dans nos contes de fées modernes que sont les dessins animés, les mots — nos mots (ou maux) de mômes —, qui nous prennent, encore une fois, par la main ? C’est ce que nous avons souhaité développer dans l’étude de cinq des plus célèbres dessins animés de Walt Disney : Le Roi lion, Blanche-neige et les sept nains, Pinocchio, Alice au pays des merveilles et enfin Le Bossu de Notre-Dame.